r e v i e w s

Mark Manders, « Les Études d’ombres »

par Alexandrine Dhainaut

 

Le Carré d’art de Nîmes ne choisit pas la facilité en exposant les œuvres de l’artiste néerlandais Mark Manders. Assez méconnu en France, son univers plastique, extrêmement varié et présenté ici avec parcimonie, réclame une digestion lente. Énigmatiques et parfois glaçantes, les œuvres de « Les Études d’ombres » brillent par une certaine morbidité, dans leurs matériaux mêmes : des os humains dans la nature morte Shadow Study ; des sculptures en argile grise pareilles à des gisants sont recouvertes de bâches transparentes, tels des linceuls. Morbidité aussi, par la léthargie qui semble habiter les êtres et les animaux étendus sur le sol de Mind Study ou Abandoned Room, Mark Manders travaillant là l’ambiguïté entre trépas et sommeil. À cette tension entre naissance et mort s’ajoute le mélange surprenant des styles et des références à l’histoire de l’art[1]. Des sculptures d’inspiration antique[2] se muent en gisants médiévaux ; du mobilier années cinquante côtoie des cheminées d’usines à échelle réduite[3], qui s’élèvent non loin des chiens de Pompéi, comme figés pour l’éternité dans la boue (Abandoned Room), le tout dans des compositions aux confins du surréalisme.

 

Le rapport au temps des œuvres de Manders est trouble. Elles semblent autant avoir été réalisées récemment qu’exhumées d’un site archéologique. L’exposition prend d’ailleurs tous les atours d’un vaste chantier. Le capharnaüm qui succède à la flèche rouge indiquant le début de l’exposition, semblable au panneau de signalisation des travaux publics, reproduit celui d’un atelier, avec ses outils en vrac, ses travaux en cours, ses débris, etc. Une façon, non pas tant de montrer les coulisses d’une œuvre que de laisser croire à la fraîcheur des pièces, à la moiteur de l’argile sous les bâches. La forme-chantier est précisément cette zone balisée qui intéresse Mark Manders. Tout est donc bâché (certaines sculptures, le sol de la salle de Clay Figure on Chair et toute la passerelle du Carré d’art) ou obstrué par des papiers journaux[4], protections de rigueur sur les chantiers, créant ainsi une continuité formelle entre les œuvres (en plus des matériaux de prédilection de Manders : argile, bois, fer), tout en délimitant pour le visiteur une zone immersive totale d’où la lumière naturelle a été bannie.

 

À l’image des relations formelles entre les œuvres et l’espace d’exposition, la problématique sculpturale de Manders passe par la question du lien, du raccord entre les éléments. Déjà ses dessins préparatoires esquissent systématiquement un faisceau de lignes, reliant les extrémités des corps qu’il dessine à un point unique. Les œuvres en volume aménagent toujours quant à elles des points de contact qui travaillent les rapports de force, de repos, d’équilibre, propres à la sculpture. De ces points de contacts ressort parfois une certaine tension, voire une violence entre les éléments présents, comme ce buste de jeune fille, littéralement empoutré et posé sur  une chaise, ou celui de cette autre, amputée des deux bras et d’une jambe, qui tient en équilibre par une corde tendue depuis l’extrémité d’une table. A contrario, c’est par une certaine douceur que le contact survient : l’ombre portée qui relie la tasse et l’os de Shadow Study ou les tubes de fer qui maintiennent la tête des êtres et des chiens assoupis en bout de chaîne de Mind Studuy. Mais derrière cette apparente douceur, la mort, ici fascinante et poétique, rôde toujours, en témoigne la présence de ce fémur humain et cette machinerie noire, dont on ne sait si elle ressource ou vampirise…

 

[1] Des photos de l’atelier de Mark Manders témoignent de l’iconographie extrêmement variée dont il s’inspire directement. Sur ses murs, on trouve aussi bien des portraits féminins de Petrus Christus ou de Cranach, qu’une œuvre d’Augustin Lesage ou qu’un catalogue des Becher.

2 Les sculptures de Manders font souvent référence aux Koré et Kouros grecs, statues du VIIe siècle avant J.-C. représentant des jeunes femmes et des jeunes hommes.

3 Non sans rappeler celles que l’on retrouve dans les peintures de De Chirico. D’ailleurs, Mark Manders, en parlant de l’œuvre Room with Chairs and Factory disait vouloir « rendre De Chirico jaloux de cette salle », in Les Études d’ombres, catalogue de l’exposition au Carré d’art de Nîmes, Ed. Roma Publications, Amsterdam, p. 51-52.

4 Les journaux réalisés par Mark Manders ont la particularité de n’utiliser qu’une seule fois un mot de la langue anglaise, détail qui pourrait passer totalement inaperçu, et sont illustrés par des clichés de poussières ou divers matériaux trouvés dans son atelier.