Keep It Fake

« Keep It Fake »
29 janvier – 12 avril 2025
Maison Pop, Montreuil
En invitant des artistes qui entretiennent un récit fictionnel autour de leurs personnages publics et se complaisent avec dérision dans le storytelling sur leurs réseaux sociaux, la curatrice de l’exposition « Keep it fake » interroge ce recours constant à une forme de théâtralisation. Camille Martin – commissaire associée à la Maison Populaire pour l’année 2025 – sonde avec un certain désarroi ce qui semble pourtant aujourd’hui se situer au fondement du milieu artistique. Démantelant les poncifs au cœur d’un système qu’il s’agit de remettre en cause, elle énonce la question du faux-semblant, une forme de starification à petite échelle et une constante incitation à l’autopromotion dans un microcosme dont les rouages laissent parfois à désirer.
Pour ce faire, elle choisit de confronter deux milieux a priori antinomiques. L’univers du catch, pilier de la culture télévisuelle populaire et le monde de l’art contemporain, considéré (souvent à juste titre) comme élitiste. La curatrice rebat les cartes en insérant au sein d’un lieu d’éducation populaire – accueillant autant d’activités sportives que culturelles – une exposition qui vient faire le pont entre deux pratiques dont le fonds de commerce repose sur une mise en scène. En s’inspirant de la pratique dite « kayfabe1 », ou « vinak », propre au jargon du catch, Camille Martin s’amuse de ce phénomène pour faire un parallèle entre deux univers qui enjoignent les spectateur·ices à faire preuve à la fois de crédulité et de méfiance face à ce qui se déroule sous leurs yeux. Il s’agit pour elle de sonder ces lieux, le ring comme l’espace d’exposition, où le réel incorpore la fiction et où les rapports de pouvoir se nouent. Les quatre artistes ayant chacun·e une pratique liée à la performance font diversion et nous dupent lorsqu’iels s’appliquent à « jouer le jeu de l’art contemporain ».
Si le catch implique de tenir son public en haleine, Noémi Lancelot nous invite au contraire à expérimenter la frustration. Ne dévoilant pas les interviews réalisées avec les artistes « qui ne font rien » – celles et ceux qui ont décidé de ne pas s’exposer pour opérer dans l’ombre –, elle conserve leur anonymat en présentant une simple boucle vidéo muette de la durée de ces quatre conversations, définitivement intrigantes. Noémi Lancelot fait également référence à un running gag qui nourrit son compte Instagram. Par des effets d’annonces, elle communique ainsi régulièrement sur son retrait imminent du milieu artistique. Il en est de même pour Inès Guffroy, qui ne donne à voir dans l’exposition que des résidus de performances déjà réalisées ou d’autres à venir. Un masque à son effigie ou les accessoires de scène d’un prétendu groupe de rock représentent autant d’objets nécessairement déceptifs dans leur inertie. Ici, le spectacle n’a pas lieu, pour, peut-être, revenir à une forme d’économie de l’attention. Venant contredire une injonction à produire, et surtout à montrer que l’on est en train de produire, les pièces présentées dans l’exposition proposent d’autres modes de monstration, d’autres manières d’envisager cette urgence à faire, qui peut également constituer une entrave à la créativité.

premier volet du cycle « BREAKING KAYFABE », dans le cadre de la résidence curatoriale de
Camille Martin. Avec : Gwendal Coulon, Inès Guffroy, Noémi Lancelot et PJ Horny. Scénographie
Harold Lechien. © Aurélien Mole.
Dans une autre optique, Gwendal Coulon et PJ Horny développent différents avatars qu’iels incarnent sur leurs réseaux respectifs. Si l’un s’amuse avec la figure de l’artiste qui échoue – sa description Instagram l’annonce d’emblée : represented par aucune galerie –, l’autre pose à sa manière la question d’une imbrication constante entre vie personnelle et vie professionnelle, propre à cette typologie des milieux culturels ou créatifs. Ainsi, la vidéo de PJ Horny dévoile une part de sa vie privée dès lors qu’elle feuillette des albums photos réalisés par son grand-père. Commentant la surexposition de l’enfant qu’elle a été, au moyen de mimiques répétitives et le plus souvent grimaçantes, elle semble suggérer le malaise et la gêne qui devraient être les nôtres face à un certain voyeurisme caractéristique de notre époque. Gwendal Coulon, quant à lui, fait preuve d’autodérision en présentant diverses aquarelles reprenant la mise en page et la police utilisées dans les stories Instagram. Il y évoque notamment les lettres de refus génériques reçues après avoir candidaté à des appels à projets, les mots-clés constamment présents dans les cartels, la quête de célébrité et l’absence de résultats. La thématique de ce cycle d’expositions semble aussi là pour nous rappeler qu’il faut faire preuve de combativité pour exister dans ce milieu compétitif.
Cette exposition peut faire écho à la micro-série réalisée en 2023 par Pauline Ghersi, Gros Problème, en ce sens qu’elle porte un regard relativement critique, voire burlesque, sur un milieu artistique qui a tendance à se prendre au sérieux. Camille Martin et le scénographe Harold Lechien ont aussi fait le choix d’en montrer les coulisses, en concevant un mode de monstration modulaire qui renvoie aux composantes du ring. Par différents artefacts, il s’agit là encore de mettre en perspective la dimension spectaculaire du catch et de l’espace d’exposition – qui se met en scène, se construit à l’aide d’artifices divers et variés, et se conçoit autour d’interactions sociales particulièrement codifiées. Jouant tour à tour dans ses performances la galeriste, la commissaire ou la médiatrice, Inès Guffroy s’intéresse aux relations qui s’exercent dans ce type d’espaces. Par extension, les travaux présentés amorcent une réflexion sur ce qui fait la légitimité de l’institution, l’autorité du white cube et la possibilité de les déconstruire de l’intérieur. Aujourd’hui particulièrement, alors que de nombreux acquis sont remis en question par les milieux artistiques, il paraît urgent de s’interroger à la fois sur des pratiques qui sont une source de malaise pour celles et ceux qui côtoient des lieux culturels comme pour celles et ceux qui n’y ont pas accès ; sur l’omniprésence d’un entertainment auquel les lieux comme les artistes pourraient aisément se soustraire ; sur la possibilité de concilier différents publics, comme Camille Martin s’emploie à le faire pour sortir de l’entre-soi.

premier volet du cycle « BREAKING KAYFABE », dans le cadre de la résidence curatoriale de
Camille Martin. Avec : Gwendal Coulon, Inès Guffroy, Noémi Lancelot et PJ Horny. Scénographie
Harold Lechien. © Aurélien Mole.
- Envers de be fake [fais semblant]. Principe de donner et d’entretenir l’illusion que les combats de catch ne sont pas arrangés.
Head image : Vue de l’exposition « KEEP IT FAKE » (29 janvier – 12 avril 2025, Montreuil, Maison populaire) premier volet du cycle « BREAKING KAYFABE », dans le cadre de la résidence curatoriale de Camille Martin. Avec : Gwendal Coulon, Inès Guffroy, Noémi Lancelot et PJ Horny. Scénographie Harold Lechien. © Aurélien Mole.
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- Du même auteur : Valentine Gardiennet, David Douard, "Crumbling the Antiseptic Beauty", Élodie Seguin à la BF15, Lyon, Caroline’s Home à la Maison Pop, X · A CAPITAL DESIRE à la Maison du Danemark,
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