Global Fascisms
Global Fascisms
HKW, Berlin
13 septembre — 7 décembre 2025
Commissariat : Cosmin Costinaș
Comment exposer le fascisme ? Comment témoigner de cette montée des fascismes dans une Europe en proie à une anxiété diffuse, dans un monde gangréné par de multiples atteintes à la démocratie ? Si l’exposition « Global Fascisms » a été pensée il y a une dizaine d’années, quand la question des fascismes n’était pas aussi prégnante qu’elle l’est à l’heure actuelle, son occurrence en 2025 fait figure d’évidence. Dans le contexte politique de l’Allemagne – pays où l’Holocauste a fait des ravages et où l’extrême droite allemande profite de l’amnésie collective qui emporte une partie de la population pour revisiter une histoire bien réelle –, le sentiment de culpabilité persiste dans les rangs des démocrates. Ainsi, parler du fascisme et l’exposer n’est pas chose aussi aisée que dans d’autres pays européens. Et bien que la plupart des pays aient été touchés par cette pulsion morbide qui a ébranlé le monde au milieu du siècle dernier, il semble que les leçons de l’histoire aient été complètement oubliées, laissant libre cours aux plus violents des discours racistes, autoritaires et ségrégationnistes.
Loin de vouloir minorer la responsabilité du peuple allemand et de ses élites dans la fabrication du phénomène national-socialiste, l’exposition « Global Fascisms » laisse cependant peu de place aux artistes allemands engagés en leur temps dans une dénonciation de cette politique, à l’instar d’Hannah Höch, dont les tableaux réalisés avant et après la Seconde Guerre mondiale témoignent de l’ascension de l’hitlérisme et de l’issue dramatique qu’elle a engendrée, ses millions de morts et la fracturation de l’Europe en deux blocs antagonistes, et de Martin Kippenberger avec son tableau Heil Hitler Ihr Fetischisten (1984) qui participe aussi de ce retour sur histoire – en plus de l’œuvre de l’artiste autrichienne Maria Lassnig, Shafatt der Eliten (1995). Ce sont là les deux seuls artistes allemands qui traitent directement du fascisme hitlérien, mais aussi les seuls qui réfèrent à l’histoire nazie. D’où le sentiment d’incompréhension qui peut émaner d’une exposition dédiée au fascisme et où le principal épisode de cette sombre histoire soit si peu représenté, tandis que l’œuvre filmique du duo Jude & Cioflâncă qui rassemble des images et des textes d’archive documente de manière frontale la rafle des juifs en Roumanie (The Last Train 1941 – Images and Testimonies, 2025). Certes, il est important de décrire un phénomène qui a embrasé l’Europe entière et pas uniquement l’Allemagne, mais il se dégage de l’ensemble l’impression que ce qui est arrivé en Allemagne n’est pas plus grave que ce qui est advenu dans les autres pays.

En collaboration / in colaboration with Ilinca Manolache (@ilincamanolache).
Le parti pris curatorial de ne pas se focaliser sur le principal épisode fasciste de l’histoire, mais plutôt de montrer l’« universalité » d’un phénomène qui trouve son origine et ses explications dans de multiples facteurs, sociaux, économiques et culturels, explique cette bizarrerie. L’incipit du livret de l’exposition (qui est distribué à tous les visiteurs) fait office de guide de lecture, on y lit une formule tirée de la préface de l’édition américaine de L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari par Michel Foucault, qui agit comme une ligne directrice, renvoyant à la prédisposition de chaque individu à accueillir des injonctions morbides et destructives, préliminaires à l’établissement des régimes fascistes (1).
L’exposition exemplifie les causalités qui favorisent cette libération des pulsions, le curateur insistant sur le fait que si les facteurs socio-économiques ont tendance à se ressembler d’un siècle à l’autre, ils différeraient profondément : des événements d’ampleur viendraient expliquer cette nouvelle montée du fascisme en ce début du xxie siècle comme la crise des subprimes de 2008 et la pandémie de 2020, qui se superposeraient à un sentiment généralisé de déclassement des classes moyennes et d’appauvrissement des classes laborieuses qu’une gauche empêtrée dans ses contradictions et ses errements serait incapable de juguler. De la dénonciation d’un consumérisme morbide, mais toujours plus prégnant (Josh Kline, Desperation Dilation, 2016), aux effets dévastateurs d’une promotion immobilière prédatrice (Niklas Goldbach, Paradis Town de la série The Next Day), de la fabrique d’un corps zéro défaut à l’ascension du masculinisme (Matthew Barney, Patriot, 2024) l’exposition dresse un catalogage censé faire le tour de la question… sans pourtant forcément convaincre, ni sur l’analyse des causalités ni sur l’absence d’œuvres dénonciatrices fortes, mise à part peut-être celle de Roee Rosen (Out (“TSE”), 2010) sur fond d’exorcisme autoflagellateur, l’exposition se diluant dans un parcours lisse, mais parfois jubilatoire et décalé, comme le montre la vidéo du Japonais Fuyuhiko Takata (Japan Erection, 2010). La récente congruence entre les géants de la tech états-unienne et l’extrême droite US par ailleurs contredit cette lecture historique qui voit se rejouer les complicités entre les barons de l’industrie allemande d’avant-guerre et leur tropisme pronazi : les récents « dérapages » d’Elon Musk ne faisant qu’accréditer cette thèse. De même que la domination qu’exercent ces géants sur les réseaux numériques nous fait penser aux 1 600 médias possédés par le magnat de la presse Alferd Hugenberg qui a « activement œuvré à la diffusion des idées d’extrême droite dans le pays » : dans un article publié dans la revue en ligne AOC, Laurent Mauduit revient sur les troublantes similitudes entre les deux époques, la nôtre et celle du siècle passé, insistant sur les collusions entre les entreprises dominantes de l’époque et les partis nazis, mais aussi sur les divisions destructrices de la gauche allemande (2).

[au centre / in the center] Matthew Barney, Patriot, 2024. Photo : Mathias Voelzke.
Dans le catalogue de son exposition au Carré d’Art à Nîmes, Wolgang Tillmans se posait la question de la montée de l’extrême droite dans la société d’abondance de l’Allemagne de l’avant-Covid… ce qui n’a pas empêché l’AFD de s’installer à cette époque dans le paysage politique allemand. Manière de dire que les facteurs socio-économiques n’expliquent pas tout et qu’une société prospère comme celle de l’Allemagne n’est pas à l’abri d’une telle dérive, ce qui le laissait perplexe (3). Un pays comme la Russie, s’il n’était pas aux mains d’un dangereux mégalomaniaque, pourrait être le pays le plus riche et le plus avancé du monde ; les USA ont longtemps été une puissance accueillante, avancée et jalousée qui attire les chercheurs et artistes du monde entier avant que le delirium trumpiste ne séduise les foules pour déboucher sur un État de plus en plus orwellien. Le développement du sentiment nationaliste que l’on associe souvent à la montée des fascismes repose souvent sur la figure d’un seul homme, celle du führer (le leader en allemand) qui sait jouer plus ou moins consciemment des fêlures enfouies de l’individu, le fascisme étant pour Wilhelm Reich « l’attitude émotionnelle fondamentale de l’homme opprimé par la civilisation machiniste autoritaire et son idéologie mécaniste-mystique (4) ». Le problème de la montée des fascismes est également lié à la peur de la disparition du foyer (heimat) que la planétarisation des technologies ne fait qu’accentuer ou engendrer : n’oublions pas que des philosophes comme Heidegger ont accrédité cette thèse en leur temps, qui a amené au développement du concept de Troisième Reich dont on connaît tous l’issue. Ce sentiment de déperdition de la notion de foyer est d’autant plus actuel que les nouvelles technologies ont porté à leur acmé un sentiment de non-appartenance à un quelconque territoire historialisé. La montée du fascisme pourrait peut-être s’expliquer par tous ces phénomènes conjugués qui ne se limitent pas aux facteurs sociaux et économiques, mais relèvent autant de facteurs psychologiques que l’exposition n’aborde à notre sens que de manière allusive.
Comment résister ?
La question en creux que pose l’exposition est celle des barrières qu’il faut ériger pour endiguer cette montée du fascisme que nous vivons un peu partout en Europe et dans le monde et qui semble inexorable, y compris dans des pays qui ont connu les conséquences de cette montée. La question de l’efficacité des mises en garde est également posée dans une exposition qui tente de privilégier avant tout la description des causes du mal, avec les faiblesses que l’on a décrites plus haut, plutôt que de mettre en avant les postures de résistance qui se retrouvent assez rarement déployées, à l’instar des posts Instagram de l’actrice Ilinca Manolache (@ilincamanolache) que l’on retrouve dans la vidéo de Mona Vătămanu & Florin Tudor (Ornament is Crime, 2025) ; les artistes utilisent les mêmes canaux de propagande qui séduisent les publics jeunes et le même verbiage vulgaire que les promoteurs de ce néofascisme, réussissant à pointer les outrances et les aberrations de ces derniers, et usant d’un humour et d’une ironie dévastateurs. Le risque d’une exposition comme « Global Fascisms » est de démonétiser la critique comme le fait la vidéo du Japonais. Face à des postures agressives, faut-il se contenter de témoignages allusifs et de références lointaines, aussi louables soient-ils ? C’est une vraie question qui montre les limites du pouvoir d’interpellation de l’art contemporain, tiraillé entre esthétisation des pratiques et nécessaire sensibilisation politique des publics.
Notes
1. « Enfin, l’ennemi majeur, l’adversaire stratégique (alors que l’opposition de l’Anti-Œdipe à ses autres ennemis constitue plutôt un engagement tactique) : le fascisme. Et non seulement le fascisme historique d’Hitler et de Mussolini qui a su si bien mobiliser et utiliser le désir des masses, mais aussi le fascisme qui est en nous tous, qui hante nos esprits et nos conduites quotidiennes, le fascisme qui nous fait aimer le pouvoir, désirer cette chose même qui nous domine et nous exploite. » Préface de Michel Foucault à la traduction américaine du livre de Gilles Deleuze et Felix Guattari, Capitalisme et schizophrénie I : L’Anti-Œdipe, in Michel Foucault, Dits et Écrits, tome III, texte no 189, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001 (1994), pp. 133-136.
2. Laurent Mauduit, « L’angle mort de Chapoutot sur l’accession d’Hitler au pouvoir », in AOC, revue en ligne, 17 septembre 2025.
3. « Il n’y a de toute façon jamais de corrélation logique. Il m’est apparu clairement que ce n’est pas une question de groupe ou de communauté sociale, mais d’individus réceptifs à ces idées autoritaires. On ne peut trouver aucune cause, aucune relation de cause à effet, inhérente à une situation socio-économique donnée. On ne peut pas dire : voici le parti des laissés-pour-compte. Un avocat ouest-allemand n’a en aucune manière souffert de la mondialisation : c’est un individu aisé qui se sent bafoué dans le sentiment qu’il a de son importance. » Wolfgang Tillmans, entretien avec Carolin Emcke, Qu’est-ce qui est différent ?, catalogue d’exposition, Nîmes, Carré d’art – Musée d’art contemporain, 2018.
4. Wilhelm Reich, La Psychologie de masse du fascisme, Paris, Payot, 1998 (1942).

Head image : Ryan Gander, Tell my mother not to worry (ii), 2012. Une sculpture en marbre représentant la fille de l’artiste, Olive, faisant semblant d’être un fantôme en se couvrant d’un drap blanc / A marble sculpture representing the artist’s daughter, Olive, pretending to be a ghost by covering herself with a white bed sheet. Private Collection ; Anish Kapoor, London, Photo : Ken Adlard.
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- Du même auteur : Geister, The Story That Never Ends, Don't Take It Too Seriously, Le Château d'Aubenas, Hilma af Klint,
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