Franz Erhard Walther, The Body decides
CAPC, Bordeaux, du 13 novembre 2014 au 8 mars 2015
Si l’on s’amusait à déplier et / ou activer un à un tous les éléments qui constituent l’œuvre de Franz Erhard Walther, il faudrait non seulement l’étendue d’une ville mais aussi plusieurs jours. Cet artiste allemand né en 1939, ancien élève de Beuys aux côtés de Richter ou Polke aux Beaux-Arts de Düsseldorf, affiche un demi-siècle d’activité au compteur et un corpus d’œuvres vertigineux. Au CAPC, ce ne sont pas moins de 220 pièces qui occupent la nef et les galeries du musée, après une magnifique rétrospective au Wiels cette année qui en présentait déjà une centaine. Remis en lumière par l’ancienne curatrice du centre bruxellois, Elena Filipovic, le travail de Franz Erhard Walther (représenté par la galerie Jocelyn Wolff) reste assez méconnu en France. Ami d’Andre, de Judd ou encore d’Oldenburg, « Franz Ehrard Walther échappe aux catégories et à une histoire un peu officielle dans les années soixante, sur le Land Art, la peinture abstraite, l’art conceptuel ou l’art minimal » explique Alexis Vaillant, co-commissaire de l’exposition à Bordeaux. Et pour cause, le travail se situe à la croisée des arts, mêlant performance, sculpture, peinture, dessin ou encore architecture. Optant pour une couverture historique de l’œuvre (de 1957 à aujourd’hui), l’exposition « The Body decides » rassemble des pièces pourtant difficilement datables, sinon intemporelles. De la première série (Werksatz) datant de 1963-1969, à la série des lettres-sculptures (Das Neue Alphabet 1990-1996), aux plus récentes sculptures Body shapes débutées en 2006 (Körperformen), l’artiste développe un vocabulaire de formes géométriques et de gestes simples, basés sur des éléments de tissu monochrome cousus, pliés, empaquetés avec précision, comme livrés en kit, qu’il s’agirait d’activer ou pas. L’activation consiste en une série de petites actions (déplier, enfiler, étirer, maintenir, avancer d’un pas, épouser la forme, poser sur, glisser sous), ou à ne rien faire du tout. Car c’est dedans ou devant qu’il faut appréhender l’œuvre, l’artiste accordant la même valeur à l’imagination qu’à l’implication du corps. Considéré comme un « instrument », chaque élément possède donc un potentiel performatif et sculptural à la fois, objet autonome ou pensé en ensemble.
Activés le soir du vernissage par des étudiants formés par l’artiste, ces instruments ont autant affaire au temps (la performance comportant le dépliage, l’action en elle-même dont la durée dépend uniquement des participants, et enfin le repliage), qu’à l’espace, passant d’un format compact à un déploiement monumental. De ces formes et gestes dictés par un mode d’emploi se dégage un humour indéniable, non sans rappeler les actions d’Erwim Wurm. Distant ou intime, le corps des activateurs devient sculpture comique. Sa forme, induite par la limite de l’ourlet, crée du décalage, des situations quasi burlesques : entièrement recouvert de tissu, empêtré dans de larges bandes à dérouler, à plat ventre pour ne glisser qu’une main dans une poche, ou encore la tête dans un rectangle muni de deux trous, dans un remake du jeu de la barbichette. L’activation crée également des instants de partage, des moments d’harmonie entre deux corps qui doivent alors trouver la bonne distance, le bon axe, la bonne tension du tissu, etc. Le potentiel de ces œuvres semble s’étendre à l’infini si l’on en croit les archives photographiques en noir et blanc qui présentent un panel de formes, activées par un ou plusieurs individus, indoor ou outdoor. Au-delà de la sculpture vivante que chaque visiteur peut devenir, dont l’intrication / implication peut aussi se révéler extrêmement subtile (comme les Body Shapes dont il suffit de s’approcher pour qu’elles révèlent leur profil humain ou les cabanes à pénétrer qui amplifient le son de la voix), les agencements hyper soignés de ces ensembles montrent un sens aigu de la composition. Franz Erhard Walther y alterne planéité (ensembles au sol, comme Werksatz, comptant pas moins de cinquante-huit éléments) et volume (pièces verticales ou suspendues), dans des variations expositionnelles dont il garde graphiquement la trace, sorte de carnet de bord sous forme de plans des différents lieux d’accrochage exécutés avec la précision d’un architecte.
Inclination « sculpturo-picturale » comme l’artiste la nomme ou terrains de jeux graphiques dont on mesure l’ampleur en prenant un peu de hauteur au CAPC. Jouant volontiers sur le mélange des époques de production, le musée bordelais replace à juste titre les œuvres de jeunesse au cœur de ce vaste abécédaire formel, vocabulaire sculptural et graphique exponentiel que l’artiste mettra en place plus tard dans les années soixante et dans lequel le langage trouve toute sa place. Dès 1958, en effet, Franz Erhard Walther utilise le lettrage et la stylisation typographique dans un premier travail sur l’« image du mot » (Museum ou encore Afrika peints à la gouache sur un fond uni, issus de la série Wortbilder), tentant de trouver un équivalent entre mot et couleur, signifiant et signifié, avec une palette restreinte et des lignes épurées qui préfigurent ses recherches futures sur la lettre alphabétique en volume dans les années quatre-vingt-dix (Das Neue Alphabet).
À l’heure où les artistes ne se limitent plus à un seul médium, où les formes géométriques élémentaires ré-abreuvent l’art et le graphisme actuels et où les dispositifs formels deviennent théâtres de performances, l’œuvre de Franz Erhard Walther fait définitivement figure de pionnière.
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- Du même auteur : Mathieu Mercier, Renaud Auguste-Dormeuil, Marie Voignier & Vassilis Salpistis, Fayçal Baghriche, Ida Tursic & Wilfried Mille,
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