Après la fin. Cartes pour un autre avenir
Après la fin. Cartes pour un autre avenir
Commissariat : Manuel Borja-Villel
Centre Pompidou-Metz
Jusqu’au 1er septembre
C’est une constellation mouvante, un archipel de pensées et de gestes artistiques défiant la linéarité de l’histoire occidentale, que déploie, au Centre Pompidou-Metz, l’ancien directeur du Museo Reina Sofía à Madrid, Manuel Borja-Villel, dans l’exposition « Après la fin. Cartes pour un autre avenir ». Réunissant une quarantaine d’artistes, elle s’attaque à l’héritage colonial qui imprègne encore nos imaginaires, nos musées, nos conceptions du temps. Véritable cartographie vivante, elle invite à naviguer dans des récits diasporiques, des mémoires enfouies et des futurs possibles, là où la modernité se fissure pour laisser entrevoir d’autres mondes.
Ici, pas de parcours imposé, pas de chronologie rigide ni de chapitrage thématique. L’exposition « s’établit par relations et affinités (1) » plutôt que par une succession bien ordonnée. Cette structure archipélique, inspirée des travaux d’Édouard Glissant ou de Gloria Anzaldúa, rompt avec la perception occidentale d’un temps linéaire qui dicte l’Histoire et marginalise les récits non hégémoniques. En lieu et place, elle propose un temps circulaire, spiralé, dans lequel passé, présent et futur s’entrelacent. Cette rupture temporelle s’incarne dans la diversité des œuvres présentées, qui traversent cinq siècles, dialoguant par échos, par frictions, par silences, des « enconchados » (2) métissés de Juan et Miguel González aux photographies incisives d’Ahlam Shibli, des collographies énigmatiques de Belkis Ayón à la vidéo « Teide » du collectif Tizintizwa (3) exhumant le massacre des populations canariennes à la fin du XVème siècle. Ensemble, ces gestes artistiques tissent une toile dans laquelle les blessures coloniales, qu’elles soient caribéennes, méditerranéennes ou palestiniennes, résonnent dans une même urgence poétique et politique.

« Après la fin » est une tentative de « désenchanter ce qui est établi », de déconstruire le récit occidental ancré dans un système colonial qui a imposé ses catégories, ses frontières, ses hiérarchies. L’exposition interroge, bouscule. Les œuvres ne portent que des questions ouvertes, des « formes d’imagination radicale » qui esquissent des mondes au-delà de la « fermeture épistémique » de la modernité occidentale. Cette ambition décoloniale se manifeste dans la centralité accordée aux diasporas caribéennes et méditerranéennes, territoires de rencontres et de métissages, mais aussi de violences fondatrices. Les collographies de Belkis Ayón (4) s’imposent avec une force magnétique. Issues de la société secrète cubaine Abakuà, réservée aux hommes, ces figures masquées, sans bouche, fixent le visiteur d’un regard qui trouble et accuse. Leur noirceur, à la fois esthétique et symbolique, incarne la lutte contre l’invisibilisation des femmes et le patriarcat, tout en portant la mémoire d’une diaspora africaine arrachée à ses racines. Les photographies d’Ahlam Shibli, documentant la dépossession palestinienne à al-Khalil/Hébron, résonnent comme un écho contemporain à ces traumatismes, soulignant la persistance des logiques coloniales dans notre présent. L’exposition tisse brillement ces correspondances secrètes entre époques et géographies, à l’instar des peintures de Wifredo Lam dialoguant avec les sculptures du « Templo de Oxala » de Rubem Valentim, qui fusionnent divinités africaines et modernité abstraite. La vidéo de la « Marche du Silence » zapatiste (2012), avec sa spirale évoquant une gouvernance non linéaire, répond aux images d’Yto Barrada, qui capturent l’expérience du transit à Tanger, ville-frontière entre l’Afrique et l’Europe. Ces œuvres, par leur diversité formelle, dessinent une cartographie alternative dans laquelle les marges deviennent le centre et où les voix silenciées prennent la parole.
Les frontières – géographiques, temporelles, culturelles – sont ici des espaces de création plutôt que de séparation, explorant ce que Gloria Anzaldúa appelle l’« appartenance sans appartenance » (5), cette condition diasporique d’« être à la frontière ». Qu’ils soient originaires des Caraïbes, du Maghreb ou du Levant, les artistes traduisent cette tension entre déracinement et ancrage, entre violence et résilience. Les dessins d’Ellen Gallagher, avec leurs motifs aquatiques et organiques, évoquent les abysses de l’Atlantique, lieu de passage et de perte pour des millions d’esclaves, devenus un espace de mémoire « souterraine » dans lequel les récits invisibilisés refont surface, note Olivier Marbœuf. Cette poétique des frontières s’incarne également dans la scénographie, qui invite à une déambulation libre, presque organique. Disposées sans hiérarchie, les œuvres, créent des constellations à l’intérieur desquelles chacune peut être un point de départ ou une escale. Cette absence de parcours imposé reflète l’ambition de l’exposition de décoloniser non seulement les récits, mais aussi les manières de regarder, de circuler, de penser. Le visiteur, délesté de ses repères habituels, devient un arpenteur de cet archipel, un co-auteur des significations qui émergent des rencontres entre les œuvres.
« Après la fin » n’est pas une exposition consolante. Elle ne promet pas de solutions immédiates ni de réconciliations faciles. Elle confronte, au contraire, à la violence structurelle du colonialisme, à ses échos dans les crises écologiques, migratoires et sociales d’aujourd’hui, mais n’est pas dépourvue d’espoir, s’appuyant sur des « philosophies et spiritualités marginalisées », pour imaginer une terre unie, sans frontières morcelées. Cet espoir n’est pas naïf, il est ancré dans la puissance des gestes artistiques, dans leur capacité à conjurer les traumatismes par l’invention de nouvelles formes, de nouveaux récits. L’exposition tire sa force de cette tension entre dénonciation et imagination. Les clichés d’Ahlam Shibli, par leur précision clinique, documentent l’oppression avec une acuité qui glace le sang, tandis que les bannières de Kapwani Kiwanga, vibrantes de couleurs et de symboles, célèbrent la résistance haïtienne, sa capacité à transformer la douleur en puissance spirituelle. Entre blessure et réparation, entre mémoire et devenir, l’exposition se fait espace de réflexion autant qu’acte de création collective. « Après la fin » est une œuvre-monde, un manifeste artistique et politique qui défie les certitudes de l’Occident. En s’appuyant sur des artistes aussi divers qu’Aline Motta, Bouchra Ouizgen ou Tizintizwa, l’exposition dépasse la critique du passé colonial pour s’aventurer à cartographier des futurs possibles, autant d’invitations à repenser notre rapport au temps, à l’espace et aux autres.
(1) Manuel Borja-Villel dans sa note d’intention.
(2) Technique d’art baroque populaire dans la Nouvelle-Espagne du XVIIème siècle (Mexique coloniale), qui consiste a insérer de la nacre dans des peintures pour créer un effet lumineux et irisé.
(3) Nadir Bouhmouch & Soumeya Ait Ahmed.
(4) Guillaume Lasserre, « Belkis Ayon au-delà du mythe », Un certain regard sur la culture/ Le Club de Mediapart, 9 avril 2022, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/080422/belkis-ayon-au-dela-du-mythe
(5) Gloria Anzaldúa, Borderlands/La Frontera : the New Mestiza, Aunt Lute Books, San Francisco, 1987, 260 p., voir aussi Maya Mihindou, « La Nouvelle Métisse : Paroles de Gloria Anzaldúa », Ballast,9(1), 2020, pp. 142-155.

Head image : Abdessamad EL MONTASSIR, Al Amakine [Les lieux], 5 caissons lumineux, paysages recto-verso de 108 x 72 x 12 cm, 5 caissons plantes recto-verso de 54 x 81 x 12 cm, installation sonore. Collection de l’artiste. Crédit Photo : Pierre Gondard © Adagp, Paris, 2024
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- Du même auteur : Wolfgang Tillmans, Bergen Assembly, Aline Bouvy, Eaux souterraines : récits en confluence, Francisco Tropa,
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