r e v i e w s

Anna Solal

par Elena Cardin

Le jardin, la zone, Galerie Édouard-Manet, Gennevilliers, 22.01-14.03.2020

L’exposition d’Anna Solal « La zone, le jardin » à la Galerie Edouard Manet de Gennevilliers constitue le troisième volet de son projet « Une maison pour quelqu’un qui n’existe pas ». Après avoir bâti « La salle de bain » à Futura à Prague et « Le jardin » au centre d’art Passerelle à Brest, elle poursuit cette fois-ci l’exploration de l’extérieur de la maison en délinéant les contours d’une zone périphérique peuplée de figures anonymisées et souvent isolées, presque toutes adolescentes. Si le propos de ce projet à long terme ainsi que les sculptures en forme d’hirondelle ou de fleur qu’on retrouve à l’entrée de l’exposition évoquent, au premier abord, l’insouciance d’un jeu pour petites filles, la matérialité des assemblages et les dessins enchâssés à l’intérieur des compositions ne manquent pas de faire surgir un sentiment de malaise. Ses œuvres, faites de rebuts et de matériaux triviaux comme des tapis de voiture ou des écrans de smartphone brisés recèlent au centre des portraits d’adolescents saisis dans des comportements agressifs ou dans des moments d’isolement et d’exclusion du groupe. Leur identité demeure énigmatique, leurs visages indéfinis voire abstraits, comme à vouloir souligner le caractère universel du mal-être social qui touche cette phase particulière de la vie.
L’ami imaginaire pour lequel Anna Solal s’attache à construire cette maison fictive semble correspondre moins à une figure précise qu’à une multitude d’individus, à une génération semi-endormie et convalescente, biologiquement vivante mais dont la prise sur le monde demeure inconsistante. Son univers donne des indices quant à l’état de son fantomatique habitant vraisemblablement empêtré dans une condition d’immobilité fiévreuse qui l’empêche de s’échapper au dehors, à l’image de ces hirondelles métalliques incapables de s’envoler. L’espace privé, au lieu d’être un endroit rassurant et protégé, devient le miroir de l’isolement généré par les réseaux sociaux et de l’aliénation qui prédominent dans le monde extérieur. Pourtant, l’occupant de ce microcosme domestique, loin de se réfugier dans une vision cynique du monde, se met au travail pour en soigner les blessures. Il cherche à réenchanter le monde en créant des nouvelles constellations à partir des déchets de notre économie globalisée. Il provoque la rencontre troublante entre des formes qui, dans l’imaginaire collectif, sont associées à un idéal d’amour et de beauté (comme les fleurs ou les hirondelles) et des éléments abjects, inassimilables. On pourrait rapprocher cette polarité entre idéal et réel, entre formes « hautes » et matière « immonde », de la notion d’« informe » théorisée par Georges Bataille. En s’insurgeant contre l’onirisme poétique du surréalisme d’André Breton considéré comme une échappée dégradante, Bataille revendique l’urgence d’une science qui porte son regard sur les déchets, qu’ils soient de nature matérielle, psychique ou sociale. Au lieu de se réfugier dans l’inconscient défendu par Breton, Bataille considère que la seule manière de produire un regard nouveau sur les formes qui nous entourent est d’accorder une place centrale à « ce qu’on voit », c’est-à-dire à la réalité dans ce qu’elle a de plus prosaïque, voire monstrueux et répugnant. Pour le fondateur de la fameuse revue Documents, l’informe est moins un concept qu’un mouvement qui va du « haut » vers le « bas » et qui, en démolissant les catégories esthétiques traditionnelles, nous ramène aux forces primitives sous-jacentes à chaque aspect du réel. 

Anna Solal, Amis, 2020. Technique mixte, 31x 41 cm. Vue de l’exposition à la Galerie Edouard-Manet. Photo : Margot Montigny

Anna Solal semble intégrer cette même dialectique au sein de sa pratique en opérant d’incessants va-et-vient entre la trivialité des matériaux qu’elle utilise et le romantisme des formes et des couleurs qui ne dissimulent pas son attrait pour le jeu des clairs-obscurs et les teintes crépusculaires de la peinture du Greco et des maîtres vénitiens.
Son travail, explique-t-elle, ne suit aucune démarche théorique mais il est habité par une urgence de survie, à la fois personnelle et collective. En cela, ses sculptures sont l’expression d’une forme de résistance s’exprimant de manière non conceptuelle mais viscérale. Telles des chimères issues d’hybridations entre mondes humain, animal et végétal, ses œuvres s’adressent à nous comme autant de cris invoquant un repositionnement de l’homme dans la hiérarchie du vivant. Produites dans un espace domestique — car Anna Solal travaille principalement chez elle — elles se présentent comme des objets réparateurs d’un état de convalescence qui s’avère, malgré son caractère statique et immobile, riche de potentialités d’envol vers un futur qu’il reste à réenchanter.

Image en une : Anna Solal, Anonyme, 2020. Technique mixte, 45,5 × 78 cm. Photo : Margot Montigny