Persona Everyware
Le Lait, Albi, 8.02—20.09.2020
Dans un moment où le corps est à la fois surexposé dans l’espace numérique et dissimulé derrière un masque dans l’espace public, l’exposition Persona Everyware inaugurée au centre d’art Le Lait d’Albi avant le confinement résonne étrangement avec les temps actuels. L’espace d’exposition s’apparente à une galerie de portraits ou, pour mieux dire, à une galerie de personnes au sens étymologique du terme latin persona faisant référence au masque porté par les acteurs de théâtre. Des personnalités fictives, anonymes, dissimulées derrière des écrans de smartphone ou des masques carnavalesques peuplent les salles de l’ancien hôtel Rochegude qui accueille temporairement la programmation du centre d’art. À travers les œuvres de huit artistes, l’exposition conçue par Anne-Lou Vicente, Raphaël Brunel et Antoine Marchand interroge les enjeux identitaires liés au développement des technologies numériques. Malgré l’hétérogénéité des approches et des langages visuels, les œuvres semblent toutes plus ou moins issues d’un même processus de création : un geste d’appropriation.
À l’entrée de l’exposition, des robes de cérémonie amérindiennes suspendues à un support en métal oscillent au moindre courant d’air. Les Ghost Dresses d’Ingrid Luche sont des enveloppes de tissu vides, privées de leur fonction rituelle, sur lesquelles l’artiste a imprimé des images glanées sur internet. On y distingue des photos de paysages américains empruntées à Richard Prince et des screenshots de la jeune youtubeuse Nasim Najafi Aghdam tristement connue pour s’être donné la mort au siège de YouTube après avoir assisté, impuissante, à la perte de ses followers. Le geste d’emprunt qui est à la base des pièces d’Ingrid Luche est aussi à l’origine de l’intrigante série de posters Claire’s de Kevin Desbouis. Il s’agit de portraits réalisés à partir de captures d’écran de vidéos YouTube de jeunes filles en train de se faire percer les oreilles. Le travail de retouche de l’image a transformé ces jeunes filles en des présences désincarnées et évanescentes, des effigies de madones survivantes d’un monde sur le point de s’écrouler.
Enchâssées dans l’espace de l’ancienne bibliothèque de l’hôtel, les sculptures de Guillaume Constantin sont, elles aussi, issues d’une opération d’appropriation. L’artiste présente des impressions 3D de fragments de corps féminins de statues de la Renaissance qu’il réalise à partir de fichiers mis en ligne par différents musées. En adoptant un processus de travail similaire, l’artiste hollandaise Anouk Kruithof réalise ses assemblages photographiques à partir d’images empruntées au service de sécurité des transports américain. Enfin, la vidéo de l’artiste portuguais Pedro Barateiro se présente, elle aussi, comme une séquence d’images issues de la culture populaire accompagnée d’une réflexion poétique sur l’impact de l’infosphère et de l’environnement médiatique sur la vie des individus.
L’idée du masque comme déguisement qui s’appliquerait au visage pour en cacher les vrais traits apparaît aujourd’hui obsolète. Les frontières entre réalité et apparence deviennent de plus en plus insaisissables. C’est ce qui émerge de la vidéo du duo d’artistes français Emilie Brout et Maxime Marion transformant leur propre histoire d’amour en un film susceptible d’être acheté sur la banque d’images Shutterstock ; ou des œuvres de l’artiste grecque Eleni Kamma qui, dans ses dessins et vidéos, questionne la position de l’étranger et de l’immigré à travers une revisitation des masques grotesques issus du théâtre populaire.
« Le “monde vrai” nous l’avons aboli : quel monde nous est resté ? Le monde des apparences peut-être ? Mais non ! Avec le monde vrai nous avons aussi aboli le monde des apparences ! » (Friedrich Nietzsche, Le crépuscule des idoles)
Image en une : Vue de l’exposition Persona Everyware : Guillaume Constantin. Photo : Phœbé Meyer
- Publié dans le numéro : 94
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- Du même auteur : Luigi Serafini & Than Hussein Clark, Caroline Mesquita, Anna Solal, Resonating Spaces,
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