Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon

par Guillaume Lasserre

Deep Stock

Galerie Art & Essai, Université Rennes 2, 17.09-29.10.2021

L’université de Rennes 2 est dotée d’un outil rare1, un lieu unique qui permet une expérience pratique de la formation curatoriale s’inscrivant dans une approche des métiers de l’exposition dans le domaine de l’art contemporain. Depuis son ouverture en 1985, la galerie Art & Essai accueille des expositions inédites, monographiques ou collectives, d’artistes professionnels. Depuis juin 2020, le photographe Bruno Élisabeth en assure la direction artistique2. Il est épaulé par une équipe d’étudiants vacataires. Elle accueille actuellement « Deep stock », l’exposition personnelle des artistes et chercheurs3 Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon dont le travail s’articule autour des transformations du monde après l’avènement d’internet. Ils collectionnent les curiosités qu’ils trouvent sur la toile, ont un fort tropisme pour les communications inter-espèces, notamment les animaux en conversation avec des robots. Depuis quinze ans, ils construisent une œuvre qui explore les possibles de la communication dans un monde connecté.

L’espace principal est occupé par l’installation vidéo « Ring » (2021) composée de quatre projections en noir et blanc, muettes. Le titre est emprunté à la sonnette visiophone commercialisée par Amazon, que chacun peut installer sur sa porte d’entrée. Elle autorise l’ouverture à distance du domicile via une serrure électronique. Utile pour des livraisons entre autres, Ring possède une caméra intégrée qui permet de filmer à tout moment devant chez soi. On peut ainsi surveiller ce qui se passe depuis son Smartphone, quel que soit le lieu où l’on se trouve dans le monde. Mises en réseau sur internet, les caméras contrôlent, surveillent, tissent désormais un filet d’espionnage privé. « Le voyeurisme entre dans sa phase deep » confient les deux artistes. L’installation se compose de quatre montages de vidéos parmi les plus équivoques filmées par ces sonnettes mouchards. Projetées en très grand format sur les quatre murs de la salle principale, elles placent le spectateur au centre d’un dispositif immersif, transformant la galerie en espace domestique. C’est depuis l’intérieur de la maison qu’il observe ce qui se passe à l’extérieur. Regarder sans être vu, observer son voisinage sans en avoir l’autorisation. « L’accessibilité des vidéos aux polices municipales font basculer le grand rêve de la maison automatisée en un cauchemar paranoïaque4 ».

Le même espace est aussi le terrain de jeu de quatre robots aspirateurs projetant – dans un dispositif hybride né de la relation entre deux technologies : l’aspirateur automatique et le vidéoprojecteur – la série de films « Cat loves Pig, Dog, Horse, Rat, Bird… » (2017) au gré des déambulations des appareils nettoyant l’espace d’exposition de façon aléatoire, si bien que certains films se superposent parfois aux vidéos de « Ring », engendrant une accumulation des images, un croisement plastique. Montage d’images numériques d’animaux grimpant sur le dos d’autres espèces pour se déplacer, « Cat love Pig… » illustre les fantasmes des rencontres inter espèces mais aussi avec des entités non organiques – ici des chats sur des aspirateurs intelligents – véhiculés par une conception anthropomorphique de l’animal et du robot.

Parmi les images glanées sur le web, les fake news sont inévitables. Les artistes s’amusent de ces anecdotes, enquêtent, les vérifient. Elles paraissent néanmoins tout aussi intéressantes et pourraient être amenées à faire partie d’un projet pour ce qu’elles racontent. Une fake news est aussi une histoire.

Sur les murs de la petite salle adjacente sont présentées les soixante-douze planches couleur qui composent « Atlas du nuage » (2021) dont un exemplaire imprimé est consultable à l’entrée de la galerie, deux manières d’appréhender et de diffuser une même œuvre. A l’origine de cet atlas, il y a les livrets de « l’homme terminal », projet qui tend à décrypter la société des géants du e-commerce à l’aune des problèmes complexes que pose ce type de plateformisation de nos modes de vie.

Librement adapté du récit utopique écrit par l’auteur et explorateur britannique Samuel Butler en 1872, le film « Erewhon5 », projeté dans la dernière salle, est exclusivement constitué d’images trouvées sur internet6. Plus précisément, elles sont quasiment toutes extraites de films publicitaires, souvent à destination de professionnels, comme celles des machines du premier chapitre ou des appareils domestiques intelligent du « rêve de l’ingénieur », avant-dernier chapitre. Les voix off, le montage et la musique originale permettent de recontextualiser les images pour les placer au service de la nouvelle narration. Le film est un conte futuriste dans lequel l’environnent des humains est entièrement automatisé, les machines prenant en charge le travail. Ainsi débarrassés des tâches contraignantes du quotidien, les Erewhoniens ne s’adonnent plus qu’à leur propre bonheur. Les personnes âgées sont prises en charge par des robots phoques pourvus d’intelligence artificielle qui leur permettent de ronronner. « Nous n’essayons pas d’imaginer le futur. Nous explorons une forme particulière de notre imaginaire. Nous documentons les fantasmes de l’automatisation du début du XXIe siècle7 » précisent les auteurs sur le site dédié au projet.

« J’aimerai croire que les utopies et les fantasmes que votre œuvre met en scène ne sont que des fictions8 » prévient Philippe Le Guern, le commissaire de l’exposition. Les travaux de Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon invitent en effet à s’interroger sur l’implacable évolution de nos modèles d’organisation dans un monde où la technologie intelligente, développée pour faciliter la vie quotidienne, dépasse désormais en puissance et en rapidité les capacités humaines9. S’ils questionnent les possibles d’une société future, ils se gardent bien d’apporter des réponses. Dans leurs projets, les artistes privilégient toujours les situations ambivalentes afin de dépasser une vision manichéenne qui s’incarnerait soit dans un rêve, soit dans un cauchemar. « Nous ne produisons nous-mêmes aucune image10 » affirment-ils comme une règle élémentaire. « Nous empruntons et composons à partir de celles qui se trouvent sur le réseau ». Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon recyclent les images, leur propose une autre vie. Ensemble, ils sondent les fantasmes de notre époque qu’ils mettent en scène dans une science-fiction du réel.


  1. Comparable à la galerie Michel Journiac à l’école des arts de la Sorbonne de l’université de Paris 1 Panthéon – Sorbonne.
  2. Nommé parmi les enseignants chercheurs en arts plastiques pour un mandat de trois ans, renouvelable une fois.
  3. Tous deux enseignent dans le supérieur : Stéphane Degoutin à l’École nationale supérieure des arts décoratifs, Gwenola Wagon est maîtresse de conférence au département d’art de l’université Paris 8, ce qui leur permet une certaine autonomie.
  4. Texte de présentation du projet « Ring » sur le site internet des artistes, https://d-w.fr/fr/projects/ring/ consulté le 20 octobre 2021.
  5. Réalisé avec Pierre cassou-Noguès, film, couleur, 52’, 2019, production Irrévérence Films.
  6. Exception faite d’un plan provenant de « World Brain » (2013), l’un de leur précédent film.
  7. https://welcometoerewhon.com
  8. Philippe Le Guern, texte de la feuille de salle de l’exposition « Deep stock » de Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, galerie Art & Essai, Rennes, 17 septembre – 29 octobre 2021.
  9. Guillaume Lasserre, « Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin, dystopie 2.0 », Le club de Mediapart / Un certain regard sur la culture, 23 juin 2018, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/150618/gwenola-wagon-et-stephane-degoutin-dystopie-20
  10. https://welcometoerewhon.com

Toutes les images : Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, vue de l’exposition Deep Stock, 2021, galerie Art & Essai, Université Rennes 2. Photo : S.Degoutin et G.Wagon


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