Richard Shusterman
Une esthétique biologique
Pour lui, la philosophie a une utilité pratique dès lors qu’elle se détache de sa perpétuelle recherche de fondements pour venir se loger dans les interstices du réel et se vivre comme expérience critique du monde. Alors face à une culture contemporaine qui exacerbe le corps au retour des beaux jours (régimes, jogging…) ou le numérise jusqu’à presque l’effacer (Facebook…) et un pragmatisme philosophique auquel le tournant linguistique a pu faire assimiler le moi à son langage, Richard Shusterman propose une pensée concrète de notre prison de peau, à la fois outil théorique, mais aussi manuel de bien vivre, proche des philosophes hellénistiques comme des penseurs du XXe siècle. Et parce qu’il n’y aurait pas d’esthétique sans soma, c’est-à-dire sans corps vivant et sentant, la sortie simultanée de son dernier livre en anglais et en français était l’occasion d’un retour aux sources de l’esthétique.
À suivre votre pensée ces dernières années et ses récents développements dans Conscience du corps, votre dernier ouvrage, on saisit aisément la prédominance de l’esthétique dans votre œuvre, dont vous faites dériver votre propre discipline, la soma-esthétique. Pour vous, l’esthétique – au sens large – parce qu’elle traite de ce qu’il y a peut-être de plus universel en nous, la faculté d’appréhension sensorielle du monde, peut largement influencer le politique si on lui en laisse la possibilité. La soma-esthétique est donc tout à la fois attention à des ressentis et formation de comportements socioculturels, elle est une activité, un usage du monde qui passe principalement par le plaisir (sportif, gustatif, méditatif, etc.). Elle dépasse ainsi la distinction entre esthétique et artistique opérée par John Dewey (1) en joignant les deux significations dans un même processus. Vous préconisez une « action douce » face à la passivité inhérente au terme d’esthétique, l’esthétique au sens propre serait-elle aujourd’hui obsolète ?
Avant de vous répondre, j’aimerais préciser tout d’abord que la soma-esthétique n’est pas véritablement ma propre discipline au sens où j’en aurais l’exclusivité. En effet, bien que j’en aie initié le concept, il y a maintenant de nombreuses personnes (philosophes et théoriciens de l’art, du design, de l’éducation et d’ailleurs) qui utilisent ce terme et œuvrent dans son cadre. Je dois aussi ajouter quelque chose à propos de votre expression « action douce » qui pourrait, traduite littéralement en anglais, créer une certaine confusion. La soma-esthétique ne se limite pas à l’étude ou à la recherche de mouvements ou d’actions modérés ; nous avons aussi besoin d’actions concrètes voire violentes, tant dans la théorie que dans la vie – et bien évidemment dans le champ de l’art, dont j’ai pu défendre certaines dimensions violentes dans quelques-uns de mes écrits (2). Les manières d’agir doivent toujours être examinées en termes de contexte. Vous avez cependant raison de dire que mon dernier livre, Conscience du corps, Pour une soma-esthétique, insiste sur l’importance d’un accord avec son corps, ou d’un exercice de ce dernier (par lequel j’entends le corps-esprit vivant, doué de sensations, percevant et actif de chacun) pour apprécier la valeur et les plaisirs des qualités, sensations et gestes les plus subtils. Cela contraste bien évidemment avec l’escalade continuelle dans l’intensité des stimulations sensorielles que met en œuvre notre culture, souvent jusqu’à une telle extrémité qu’il en résulte (comme nous l’ont démontré les principes de base de la psychologie et de la neuropsychologie) un émoussement général de notre sensibilité et de notre capacité au plaisir. Il est bien plus aisé de distinguer de telles subtilités de perception lorsque l’on se livre à une gestuelle sans à-coups ou alors que l’on est relativement au repos. C’est l’une des raisons pour lesquelles je trouve la méditation zazen ou les mouvements extrêmement lents de la méthode Feldenkrais et du tai chi chuan très utiles au développement de mes propres capacités de perception et de plaisir. Cela peut sembler très éloigné de l’esthétique ainsi qu’on l’entend dans les départements de philosophie ou dans le monde de l’art, mais comme vous le savez, je considère que l’esthétique inclut le but plus général d’explorer et d’étendre nos capacités de perception. Et il n’est pas de perception sans action. Nous tournons la tête et ouvrons les yeux pour voir, percevoir implique toujours une activité musculaire plus qu’un esprit immatériel et immobile. Cette conception de l’esthétique peut sembler radicale, mais elle ne fait que remonter aux origines de ce concept qui dérive du terme grec employé pour la perception sensorielle. Cela ne signifie pas pour autant que l’esthétique au sens plus strict et conventionnel de beauté dans la nature et l’art est maintenant obsolète. Mais j’espère que mes arguments vont contribuer à éliminer l’idée que la perception esthétique est par essence passive, une idée que John Dewey a lui aussi fortement combattue.
Par sens propre, j’entendais en effet le sens grec de perception sensorielle…
Cette idée d’une perception active a été longuement développée depuis les années 1960, notamment dans le théâtre et l’art contemporain. On aurait alors pu penser que cette conception, qui sous-tendait ce qu’on a appelé l’esthétique relationnelle globalement tout au long des années 1990, révolutionnerait définitivement la manière et des artistes de faire de l’art, et des spectateurs de l’appréhender. Malheureusement, les artistes dont le travail pourrait être qualifié ainsi sont encore moins nombreux aujourd’hui que lorsque Nicolas Bourriaud théorisait sur le sujet. À vous lire, tant dans L’Art à l’état vif que dans vos écrits et entretiens plus récents, il semblerait que l’esthétique relationnelle, dans ses fondamentaux soit pour vous une evidence : « Ne rien ressentir (d’une œuvre), c’est ne pas travailler suffisamment » (3), « Personne n’écrit, ne peint, ne crée seul, mais il faut faire semblant » (4), « Étirer et compresser le temps de manière à produire une nouvelle matrice d’interaction parmi des gens habituellement contraints à une simple relation entre spectateur et producteur » (5), « Il est difficile de savoir quand commence et se termine le moment de l’art» (6). Il s’agirait alors, dans la sphère de l’art, d’un prolongement de la vision continuiste de Dewey, que vous exprimez par exemple en disant que « l’esprit n’a jamais été un observateur externe du monde naturel, mais une partie de celui-ci qui s’en est distinguée » (7). Pouvez-vous nous donner votre sentiment par rapport à ces théories de l’esthétique relationnelle, aujourd’hui un peu mises à l’écart ?
Il est évident que l’art est une entreprise essentiellement relationnelle, tout spécialement en raison de sa dimension fondamentalement communicative. Toute pensée et toute action est relationnelle de par son intentionalité, et la vie même est relationnelle, parce que l’organisme doit constamment maintenir des relations satisfaisantes avec l’environnement duquel il tire son énergie. Pour en revenir à l’art, n’est-il pas maintenant évident – après tant de théories, depuis celles de T.S. Eliot, qui insistèrent sur le fait que le sens et la valeur d’une œuvre sont toujours fonction de ses relations avec d’autres œuvres – que l’artiste ou l’œuvre ne peuvent générer du sens d’une manière purement autonome, mais que les possibilités mêmes de création dépendent d’une matrice relationelle à la fois diachronique et synchronique. Si j’ai critiqué la notion de monde de l’art élaborée par mon ami Arthur Danto, c’est parce qu’il tendait à le traiter comme un monde autonome d’art et de théorie, alors que de mon côté, je le vois plutôt profondément informé et conditionné par le monde plus vaste dans lequel il est intégré. Je pense que les œuvres ont réciproquement un impact sur ce monde social et qu’elles tendent à le remanier, bien que cette influence ne soit pas toujours très claire ou même remarquable, étant donné l’importance des forces de séparation de l’art de la vie. Peut-être est-ce pourquoi vous, comme d’autres critiques européens, associez mes théories à ce que l’on appelle l’esthétique relationnelle. Je ne suis pas très familier des théoriciens que vous citez, car ils n’ont pas eu de véritable écho auprès des philosophes de l’art aux États-Unis, mais je présume que leurs idées se rapportent à ce courant d’un art flexible et ouvert de la décennie passée, qui cherchait entre autres à brouiller les distinctions entre l’artiste et le public tout en soulignant la création d’une véritable communauté, bien que provisoire. Remarquant des liens entre une telle pratique de l’art et mes théories de l’expérience esthétique par-delà l’espace sacralisé des musées et des galeries, un critique d’art italien, Maurizio Bartolotti, organisa un événement d’expérimentation artistique à Venise en mai 2004, auquel il m’invita avec quelques artistes de cette orientation relationnelle : Rirkrit Tiravanija, Philippe Parreno, Pierre Huygue et Maurizio Nannucci. Bien que j’aie une réelle sympathie pour les visées artistiques et sociales ressortissant à cette approche, je ne les considère pas comme supérieures à d’autres façons de faire de l’art. Ma position théorique est pluraliste. L’art peut exprimer son indéniable condition relationnelle ainsi que sa condition essentiellement sociale de bien des manières. J’ai récemment eu une conversation instructive avec Tatiana Trouvé (8) à propos de son intriguant travail qui, bien qu’apparemment très éloigné de celui des artistes relationnels sus-mentionnés, réussit à faire ressortir notre sens des relations sociales et spatiales qui gouverne notre expérience de la vie et de l’art.
Vous concluez votre essai Sous l’interprétation par l’idée d’une inclusion de pratiques non-discursives, comme les disciplines somatiques, dans la philosophie, afin de, je vous cite « donner à la qualité de l’expérience immédiate le statut d’une fin pratique et d’un outil opportune » (9). Quelles conséquences à cela peut-on envisager dans le domaine de l’esthétique ?
Il y a à cette question une réponse longue et complexe à laquelle je compte travailler un bon moment dans le cadre de mon projet de recherche sur la soma-esthétique. Une partie de la réponse se trouve dans mon dernier ouvrage, Conscience du corps. Il est toujours ennuyeux de simplifier des arguments élaborés dans de petites phrases formatées pour les interviews. Mais pensez au fait élémentaire que le soma – le corps vivant et sentant – est le médium fondamental et indispensable de notre perception et l’instrument essentiel de toute notre action, ce qui inclut la création artistique et son appréciation. Si les disciplines soma-esthétiques peuvent affiner notre acuité perceptive et notre appréciation sensorielle en général, alors elles peuvent certainement améliorer notre aptitude à percevoir et nos capacités d’expérience dans des contextes esthétiques – créatifs autant que critiques. Pensez à ce qu’une meilleure conscience sensori-motrice peut permettre à des performeurs (musiciens, acteurs, danseurs, et autres) d’améliorer leurs postures et mouvements de manière à exécuter leur œuvre avec plus d’aisance et moins de douleur et de fatigue. Pensez à la façon dont les artistes qui réalisent des installations peuvent fructueusement jouer avec de subtils ressentis de l’espace qui peuvent être saisis proprioceptivement ou kinesthésiquement, et non simplement visuellement ou conceptuellement. Pensez à ce que l’esthétique traditionnelle traite si peu de ce type de perceptions. Ainsi, la soma-esthétique ne peut que suggérer de nouvelles directions d’exploration esthétique, en théorie comme en pratique.
Aude Launay
(1) John Dewey, Art as Experience, (1934), Perigee Books, New York, 1980, p. 46 : « Nous n’avons pas de mot, en anglais, qui inclurait sans ambiguïté les significations des deux mots « artistique » et « esthétique ». Comme « artistique » fait référence avant tout à l’acte de production et » esthétique » à celui de perception et de plaisir, l’absence de terme désignant les deux processus ensemble est regrettable. »
(2) Richard Shusterman, L’Art à l’état vif : la pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, Paris, éd. de Minuit, 1992 et Vivre la philosophie, Paris, éd. Klincksieck, 2001.
(3) Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Les Presses du réel, 2001, p. 84.
(paru en anglais en 2002 sous le titre de Relational Aesthetics)
(4) ibid, p. 85.
(5) Liam Gillick, Proxemics, Selected Writings (1988-2006), JRP Ringier & Les Presses du réel, 2006, p. 268.
(6) ibid, p. 265.
(7) Richard Shusterman, Sous l’interprétation, traduit de l’anglais par J- P.Cometti, éd. de L’Éclat, 1994, p. 82.
(8) Interview à paraître dans le catalogue monographique de Tatiana Trouvé, Verlag der Buchhandlung Walther König, Köln 2008 (textes de Tatiana Trouvé, Catherine Millet, Robert Storr, interview de l’artiste par Richard Shusterman).
(9) Richard Shusterman, Sous l’interprétation, p. 93.
Richard Shusterman, Conscience du corps, Pour une soma-esthétique, traduit de l’anglais par Nicolas Vieillescaze, éd. de L’Éclat, Paris-Tel Aviv, 2007.
Richard Shusterman, Body Consciousness. A Philosophy of Mindfulness and Somaesthetics, Cambridge University Press, Cambridge, 2008.
Richard Shusterman, Docteur en philosophie, enseigne au Dorothy F. Schmidt College of Arts and Letters, Florida Atlantic University. Il y dirige aussi le Center for Body, Mind and Culture.
- Publié dans le numéro : 46
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- Du même auteur : Paolo Cirio, RYBN, Sylvain Darrifourcq, Computer Grrrls, Franz Wanner,
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