RYBN
« Il s’agit d’un régime de l’implicite, là où la politique se basait avant sur l’explicite. »
Le 15 mars dernier, RYBN initiait Radio Informal, une émission diffusée dans le cadre d’ANTIVIRUS, le « programme de déconfinement » de la radio ∏node.
Pour « penser collectivement le confinement » et, surtout, ses tenants et aboutissants, le collectif d’artistes mène une sorte d’entretien collectif-cadavre exquis, poursuivant depuis son premier épisode ses interrogations sur ce que ce moment très spécifique que nous partageons à l’échelle planétaire peut signifier et engendrer, et offrant à ses invités de se positionner par rapport à ce qui a été dit par les autres. (Non, on ne lésine pas sur la fréquence du terme collectif car c’est le maître-mot ici.) Une conversation riche de nuances voire de divergences entre notamment les philosophes Frédéric Neyrat, Brian Holmes, Alain Deneault, Yves Citton, Franco Berardi, Vinciane Despret, Antoinette Rouvroy, le sociologue Thierry Bardini, l’anthropologue-ethnologue Barbara Glowczewski, l’historien Sylvain Piron et la chercheuse Juliette Volcler s’est ainsi nouée sur l’antenne de l’atypique station qui, outre sa plateforme de streaming émet aussi en micro FM et via la radio numérique terrestre, à Mulhouse et, désormais, à Paris depuis quelques jours.
J’aimerais commencer notre entretien en évoquant avec vous cette pensée collective qui me semble au fondement de vos pratiques — artistiques sous le format RYBN, entité à géométrie variable ; médiatiques au sein de ∏node, radio décentralisée, et spécifiquement de ce programme Radio Informal que vous réalisez en compagnie de Marie Lechner, Pali Meursault et Clémence Seurat. Le « collectif », qui implique un en-commun et, étymologiquement, une idée de recueillir ou de lire ensemble, se pose, dans une perspective historique, comme diamétralement opposé à la fois à l’individualisme extrême rêvé par l’ultralibéralisme et, dans une perspective rapprochée, à cette exacerbation de l’individu numériquement connecté mais physiquement isolé… La situation présente modifie-t-elle en quoi que ce soit votre conception du collectif ?
Commençons par un mot
d’explication à propos de Radio Informal.
C’est un cycle d’entretiens radiophoniques que nous avons réalisé pour répondre
à une certaine forme d’urgence. La crise pandémique, par son ampleur et sa
nature, a eu comme premier effet la sidération. Il s’agissait donc de se
constituer une boîte à outils conceptuelle et contextuelle afin de se donner
des prises sur la situation que nous traversons et de comprendre son étendue sur
les plans sanitaires, politiques, sociaux, économiques et écologiques1.
D’où la diversité des angles d’approche et la variété des champs disciplinaires
convoqués : philosophie, droit, éthologie, anthropologie, virologie,
médiarchéologie, écologie radicale, féminisme décolonial, activisme
radiophonique, etc. Les outils de pensée s’accumulent, se combinent et
s’élaborent ainsi d’un entretien à l’autre. Du fait de l’isolement imposé par
le confinement, la proposition vise en premier lieu à penser collectivement la crise pandémique. C’est pour cela que nous
diffusons ces entretiens sur la radio ∏node où nous pouvons aménager des
espaces de réflexion et d’écoute partagée. Ces écoutes conduisent à autant de
nouvelles questions, de réactions et de commentaires qui fusent sur le canal de
discussion de ∏node et vont ensuite motiver d’autres entretiens, convoquer
d’autres champs disciplinaires, etc. Le processus entier se déroule donc au
sein de multiples espaces collectifs.
Oui, la situation actuelle de quarantaine confirme évidemment l’importance du collectif, l’importance de penser collectivement. Mais elle nous invite également à faire collectivement, et à multiplier les actions et infrastructures collectives de petite échelle, interconnectées en réseaux trans-locaux, pour faire écho au concept proposé par Tetuso Kogawa2. ∏node est exemplaire de ce type d’approches. C’est avant tout l’intiative d’un méta-collectif d’artistes et d’activistes, fondé en 2013, qui a imaginé une « radio » sur l’idée du rhizome, démultipliant les points d’entrée (autant de studios radio) et les points de sortie (multiples streams simultanés et débordements sur le spectre électromagnétique en micro-fm, FM, ou DAB+). Cette architecture technique, particulièrement résiliente, s’est trouvée, de manière un peu fortuite, particulièrement adaptée pour pallier le confinement. C’est ce qui a motivé le programme Antivirus qui propose aux auditeurs qui le souhaitent de participer de chez eux et de contribuer avec les moyens du bord (DIY) à un programme collectif (DIWO). Antivirus a commencé la veille de l’annonce du confinement en France, et accompagne celui-ci en se développant par le milieu, par le biais d’ateliers et de formations aux outils de streaming. Débutant avec quatre heures d’émissions les premiers jours, le progamme tourne désormais presque en continu, accueillant performances artistiques, conférences, séminaires, festivals et relayant ou contribuant à de multiples initatives internationales.
∏node emprunte gaiement à l’héritage des radios amateurs, des radios pirates et des radio libres, et réactualise les modalités radiophoniques conceptualisées par Félix Guattari, Franco Bifo Berardi ou Tetsuo Kogawa. Plus qu’une radio au sens classique du terme, c’est une infrastructure tout autant qu’un objet artistique protéiforme, en mutation permanente. Rompant avec la structure asymétrique des médias traditionnels, ∏node invite les auditeurs et auditrices à devenir des participants actifs, par le biais des formations déjà évoquées ou par le biais de programmes élaborés spécifiquement. Certains programmes font appel aux auditeurs pour des expériences très diverses, comme test test tv, proposépar Akul — un programme de Slow Scan TV en Scottie One, protocole radio amateur de transmission d’image par radio, que les auditeurs peuvent décoder sur leur ordinateur—, ou encore IRC Theater, chorale de voix de synthèse dont la partition s’élabore en direct sur l’irc, le canal de discussion qui tient lieu d’agora à la radio.3
Par rétroaction ou par contamination, et dans l’optique de l’internationalisation prônée par le manifeste Telekommunisten, Radio Informal a amorcé une série d’entretiens parallèles qui présente d’autres initiatives radiophoniques du même type, par exemple Radio Virus, initiée par le collectif MACAO à Milan, Radio Libre à Medellin, The Radius à Chicago, ou encore Radio Calafou, dont les flux et certains programmes sont par ailleurs relayés dans le multistream de ∏node.
Au cours de votre conversation avec Frédéric Neyrat qui inaugure Radio Informal, vous exposez votre vision du confinement comme celle d’un fait pleinement inscrit dans la culture de la division du travail et décrivez alors cette séparation des corps « non comme une rupture mais comme la poursuite d’une stratégie mise en place depuis des années, comme les stratégies d’organisation du travail chez Amazon qui poussent à la fragmentation des relations sociales ». Pouvez-vous préciser votre point de vue ? J’imagine que votre projet au long cours sur les Human Computers fourmille d’exemples permettant de dessiner cette perspective…
Human Computers est un projet de recherche artistique sur les origines communes de l’ordinateur (l’automatisation du calcul) et de la division du travail, et sur la manière dont les schémas de pensée qui ont préparé cette double émergence — la mise à distance du monde que décrit Hannah Arendt4 — se concrétisent dans les méthodes de gouvernance et perdurent jusqu’à aujourd’hui.
Une grande part de cette recherche est consacrée à la métrique du travail, depuis les débuts de l’ère industrielle jusqu’aux techniques actuelles de management les plus sophistiquées, mises en œuvre par les plateformes (Amazon et consorts). La fragmentation des corps y est omniprésente. Les corps humains mis au travail n’y sont vus que comme des machines organiques (ou cognitives avec aujourd’hui les processus numériques human powered ou human-in-the-loop), des moteurs à transformer une énergie en force de travail. Cette équation, la science moderne — des psycho-physiologistes aux ergonomistes et aux hygienistes — s’attèle à l’optimiser, validant par son autorité la vision mécaniste des corps pour rendre « acceptable » leur exploitation industrielle à grande échelle et à moindre coût5.
Tout dans la
« civilisation productiviste » pousse à la fragmentation et à la
séparation des corps : « extraction » des organes utiles pour leur
mise au travail ; séparation des gestes dans la production à la chaîne qui
isole en tâches distinctes les étapes de fabrication et dépossède du même coup
les ouvriers de leur savoir-faire et de leur autonomie ; évaluation et tri des
individus, opérés dès l’école et par l’orientation professionnelle…
La société elle-même est théorisée comme une machine faite d’une somme d’individus : cette conception moderne de l’État, que Hobbes introduit avec le Léviathan6, se retrouve dans la politique de management néolibérale-autoritaire proposée et expérimentée par Hayek7. Elle perdure aujourd’hui, ré-incarnée dans l’économie comportementaliste et son intégration dans les politiques d’États, ses nudges units et ses stratégies de priming, et qui se dénomme elle-même par l’oxymoron de « paternalisme libertarien », illustrant ainsi sa constance idéologique8. Ces mutations successives ont conduit à la mise en place d’un véritable management d’État.
Aujourd’hui, Frédéric Neyrat, qui parle de « séparatisme d’en haut », compare la violence d’État à une entreprise systématique de mutilation psychique et physique9. L’État s’octroie en ces temps de crise sanitaire un pouvoir d’exception, gère et contrôle sa population comme une entreprise, en la répartissant entre les « bons » et les « mauvais » citoyens. La séparation des corps confinés est un pendant de la séparation sociale entre individus protégés et individus sacrifiés10, témoignant en France d’une autorité politique qui vise à prévenir toute possibilité d’organisation et de pensée collective. On retrouve donc ici les mêmes schèmes de pensée, ceux-là mêmes qui ont aussi mis le monde à distance pour n’y voir qu’une ressource à exploiter au prix de sa destruction.
On ne peut évidemment pas, dans cette réflexion sur les corps distanciés par la technologie mise au service de la politique, s’abstenir d’évoquer la question de leur surveillance étatique au prétexte d’un nouvel ennemi, au moyen des dispositifs privés que sont les smartphones, et la poursuite de la mise en place de ce que vous expliquez11 être, avec Dan McQuillan12, « l’état d’exception algorithmique »…
En effet, en ce qui concerne l’actualité, très rapidement, dans le débat public, a émergé l’idée d’une solution dite de social tracing, une application sur smartphone qui enregistrerait nos interactions relationnelles quotidiennes, indexerait toutes les proximités et contacts entre les utilisateurs, et permettrait de savoir si quelqu’un a été au contact du virus, pour mieux l’isoler.
Plusieurs prises de parole et rapports ont fait l’éloge de telles applications : elles seraient des composantes essentielles de la réussite de certains territoires à contraindre le virus (Singapour, Taiwan, etc.)13 Certes, leur intrusivité heurtait quelque peu « notre tradition libérale européenne », mais devant l’impératif sanitaire, faire quelques concessions s’avère nécessaire pour préserver le bien-être du plus grand nombre. Plusieurs variantes de ces technologies sont rapidement proposées, qui préserveraient l’anonymat de l’utilisateur « volontaire » par des systèmes de chiffrement complexes. Le gouvernement français intègre une application de social tracing dans sa stratégie de déconfinement, c’est l’application StopCovid, particulièrement intrusive, se proposant d’outrepasser les restrictions des constructeurs. Elle est mise au programme de vote du Parlement le 28 avril, avant d’être finalement reportée.
À l’approche du débat, plusieurs prises de position publiques ont cassé l’ambiance de la startup nation. Des analyses et des rapports ont rapidement minoré l’utilité d’une telle application, voire posé la question de sa contre-productivité14, et ouvert à des questions plus larges de surveillance. Le chercheur Antonio Casilli l’a comparée dans une tribune au bracelet électronique, et a soulevé le fait que des firmes comme PwC commençaient à proposer des solutions à destination des entreprises pour tracer systématiquement leurs employés. On s’effraye aussi de voir la mise en place d’un conglomérat Apple-Google les deux multinationales étant peu réputées pour leur respect de la vie privée dans leur politique de gestion des données. Le rapprochement est fait entre ces applications de contact tracing et le credit scoring, ou le social credit — dans l’entretien qu’elle nous a accordé pour Radio Informal, Antoinette Rouvroy parle de « Covid scoring ». Tout d’un coup, la solution miracle semble nous faire faire un nouveau bond en avant vers la dystopie la plus totale. D’autant qu’à côté de cette application, l’impératif sanitaire permet également d’en appeler à toujours plus de vidéo surveillance, de reconnaissance faciale, de drones.
Bien évidemment, au motif de l’urgence sanitaire, le recours à ce type de solutions techniques se fait sans audit préalable, mettant un peu plus en lumière l’impréparation du gouvernement et soulignant son manque d’analyse de fond. Car, plus encore que l’application de social tracing, ce qui est mis en cause ici, c’est la substitution de ce type de solutions techniques — mal fagotées, poussées en urgence — à la mise en place de politiques structurelles globales, plus solides. Cette crise nous permet de constater de manière encore plus brûlante l’échec social de 50 ans de politiques ultra-libérales, et de mesurer la tendance antisociale de la gestion privée des services publics d’intérêt général, considérés autrefois comme des prérogatives régaliennes.
Mais, pour une lecture plus profonde, c’est ici que nous convoquons les thèses d’Antoinette Rouvroy et de Dan McQuillan sur la gouvernementalité algorithmique15 et l’état d’exception algorithmique. Antoinette Rouvroy, juriste et philosophe du droit, nous invite à dicerner le type de régime politique que dessine l’usage extensif des technologies, notamment des algorithmes, des big data et de l’IA. Par le recours à ces outils techniques, on passe d’un régime de prévention à un régime de préemption, d’un régime de débat collectif, explicite et fondé sur la jurisprudence, à un régime de l’implicite, basé sur le consentement individuel. Prenons par exemple ces chartes sur l’utilisation de nos données que nous acceptons en échange de l’usage de tel ou tel service numérique, et que nous acceptons souvent sans même les lire, le consentement nous est ici presque soutiré. Il s’agit d’un régime de l’implicite, là où la politique se basait avant sur l’explicite. Selon Antoinette Rouvroy, pour résumer et en termes très simples, la gouvernementalité algorithmique, c’est la mort du politique ou la fin du débat collectif. Et Dan McQuillan d’ajouter que dans ce glissement se forme un nouveau type de droits d’exception. Rien d’étonnant donc à ce que les nouvelles technologies de surveillance s’ajoutent à des mesures liberticides et transforment cette crise sanitaire en crise généralisée : politique, sociale, démocratique.
La situation actuelle est régulièrement mise en parallèle avec la crise financière amorcée en 2008 et, ainsi que le rappelle Alain Deneault dans son entretien avec vous, toujours sur Radio Informal, « le capitalisme est fragile ; une rumeur, des produits financiers fantasques, une anecdote, peuvent mettre ce régime à plat. C’est le virus mais ça aurait pu être les algorithmes à la bourse. » Vous qui présentez en ce moment, si je puis dire, dans l’exposition Le supermarché des images au Jeu de Paume16, une série d’algorithmes de trading expérimentaux et pour le moins irrationnels que vous avez commandés à différents artistes non spécialistes de la finance et qui obéissent à des logiques propres —ésotériques, bactériologiques, astrologiques…—, quel est votre sentiment, car il est sans doute trop tôt pour parler d’analyse, sur cette incursion du vivant si flagrante dans le système économique mondialisé ?
Si la bourse et les marchés restent l’un de nos points d’observation privilégiés, il est toujours peu aisé d’en tirer une analyse, mais plusieurs faits marquants ont accompagné la crise et méritent d’être rappelés.
Tout d’abord, il y a cet effondrement boursier qui fait la une des journaux au début européen de cette crise sanitaire et qui a peut-être précipité les mesures sanitaires et les politiques qui nous contraignent. Les gouvernements ont cherché à protéger l’économie, le marché, les investisseurs et les actionnaires en premier lieu, et cela transparaît par ailleurs dans le détail des lois antisociales qui ont accompagné les mesures de confinement (sur le droit de retrait, sur le chômage partiel, etc.) La panique des marchés, illisible (ou, comme toujours, interprétable à souhait), a précipité à sa suite une panique politique. Ces soubresauts des marchés ont été en fin de compte consignés par les experts dans la catégorie des réajustements structurels et des dégonflements de l’hypertrophie des marchés, rétrospectivement nécessaires et attendus.
Ensuite, il y a eu l’affaire des énigmatiques Pandemic Bonds,instrument financier proposé par la Banque mondiale et critiqué par nombre d’économistes et de commentateurs. Ici, la critique a porté sur le délai trop long de mise en œuvre pour être efficace et envers sa propension à encourager une spéculation morbide. Cet épisode est symptomatique de l’insistance d’une véritable croyance dans les mécanismes du marché à pouvoir rég(u)ler les problèmes malgré les multiples tentatives du même type ayant lamentablement échoué par le passé, comme le marché des droits à polluer. C’est précisément la nature irrationnelle et ésotérique de ce soi-disant royaume de la rationalité qui est consignée dans le projet ADMXI que tu mentionnes, et dans la série Antidatamining dans laquelle il s’inscrit.
Puis, il y a eu l’effondrement du prix du pétrole, qui est passé en négatif, sous le zéro, à -38,94 dollars US le lundi 20 avril. Il y a aussi le suivi de l’indice du VIX (indice de la volatilité des marchés, aussi appelé l’indice de la peur), qui est généralement faussé pour laisser les marchés continuer as usual, mais qui cette fois s’est complètement emballé, ajoutant son petit effet à la panique générale.
Enfin, il y a la remontée spectaculaire de la bourse et les records atteints par le Dow Jones offrant la confirmation d’une déconnexion totaleentre la finance et le monde. Pendant que des millions d’Américains sont licenciés et laissés sans couverture santé en pleine pandémie la fortune de Jeff Bezos augmente, elle, de 12 milliards en une seule journée.
Et, pour parachever le portrait, il y a les multiples plans nationaux et mesures de soutien à l’économie, les injections de fonds publics, qui viennent une nouvelle fois démontrer que les logiques néolibérales qui guident la plupart des politiques économiques nationales et pan-nationales sont totalement hors-sols, voire criminelles, comme on peut le constater aujourd’hui, avec le cruel manque d’infrastructures sanitaires, démantelées au nom du dogme de la croissance. Dans cette crise, les sacro-saintes lois du néolibéralisme ont toutes été désavouées, dans un monde qui vit désormais au ralenti et que peu imaginaient un jour voir advenir.17
En tirer une analyse est donc encore un exercice difficile, vu les rapides mouvements et les incessants changements de caps, malgré cela, comme le note Alain Denault, les faits mettent en lumière les contradictions du capitalisme et nourrissent la possibilité retrouvée d’en imaginer la fin.
Avec la prise en compte par l’opinion publique du manque criant de moyens des hôpitaux a aussi eu lieu, il me semble, une prise en compte plus générale des questions d’évasion fiscale des grands groupes, questions assez peu sujettes à la colère populaire jusqu’à présent. L’un de vos projets actuels, The Great Offshore, que vous venez notamment de déployer au centre d’art Les Tanneries à Amilly18, plonge au cœur de cette industrie de l’ombre pour en dévoiler les pratiques encore trop méconnues qui façonnent pourtant l’économie mondiale. Pour cette œuvre largement documentaire, vous vous réclamez de la dérive debordienne, pouvez-vous expliciter cette influence en regard de ce sujet spécifique ?
Notre étude sur les paradis fiscaux, toujours en cours, déjà évoquée dans un précédent entretien, nous rend attentifs à leurs apparitions dans le débat public, et particulièrement dans un moment comme celui-ci.
Les paradis fiscaux ont fait la une des journaux le 23 avril, avec plusieurs prises de position de différents gouvernements, le Danemark d’abord, puis la France à sa suite, clamant ne plus fournir de financements publics aux entreprises ayant un siège ou des filiales dans les paradis fiscaux. Cependant, les listes noires auxquelles les États se réfèrent (OCDE, ou européennes) sont réduites et peu représentatives, évitant soigneusement les juridictions de complaisance de premier ou de second ordre, telles que les États-Unis, la Suisse, le Royaume-Uni, l’Irlande, les Pays-Bas, le Luxembourg, etc. Cela réduit d’autant ce type de propositions en vœux pieux, même si on peut y voir une forme de progrès et, en premier lieu, la reconnaissance de la responsabilité des paradis fiscaux et des mécanismes d’évitement et d’optimisation fiscale dans l’état actuel des infrastructures sanitaires publiques, que tu soulignes19.
Pourtant, il s’agit aussi d’un défaussement facile des responsabilités de nos gouvernements. Ici, on incrimine les îles Fidji, l’île de Guam, les îles Caïmans, les îles Vierges américaines, l’île d’Oman, Palaos, Panama, les îles Samoa, les Seychelles, Trinité-et-Tobago, Vanuatu. La plupart font office de proxy pour des pays intouchables comme le Royaume-Uni, la Suisse ou les États-Unis, et sont des fusibles du système, remplaçables à souhait par d’autres territoires prêts à vendre la complaisance de leur droit ou leur souveraineté contre quelques profits. La comédie a déjà été jouée et rejouée, par exemple au G20 en 2009. Il n’y a pas que dans nos appartements confinés que se répètent à l’infini les mêmes scènes20
Si la dérive situationniste, sur laquelle s’appuie en partie The Great Offshore, nous est impraticable en ces temps de confinement, la critique debordienne sur le spectacle elle, résonne par contre à nouveau. Cette critique toujours opérante nécessite cependante d’être mise à jour21, tout comme celles de Foucault sur la discipline, ou celles de Deleuze sur les sociétés de contrôle. Ces critiques ne disparaissent pas mais se superposent les unes les autres, auxquelles viennent s’ajouter celles déjà évoquées d’Antoinette Rouvroy et de Dan McQuillan. La critique de Debord sur le spectacle passait en premier lieu par l’image, le médiatique et la télévision, et, à l’heure des mèmes viraux, d’Instagram et de YouTube, elle semble plus que jamais d’actualité dans un monde saturé d’images. C’est d’ailleurs en partie le sujet de l’exposition du Jeu de Paume que de réactualiser cette critique.
Mais pour cela, il faut opérer un glissement et s’attaquer à la nature même des images faites de code binaire — pas seulement à ce qu’elles véhiculent mais aussi à comment elles sont véhiculées — et comprendre le passage du flux continu aux données discrétisées comme la résultante de la quantification généralisée du monde.
Une boucle subtile s’opère
ici entre la quantification du monde et la finance offshore qui n’existe que
sous forme de jeux d’écritures fantômes et qui réduit le réel à son existence
tronquée sous forme comptable. La finance offshore incarne parfaitement les
dérives de la gouvernance par les nombres, si bien cernée par Alain Supiot22,
qui met le monde en pièces.
1 Cette série fait suite à deux autres séries : la première portant sur le quartier de Solidere à Beirut, et la seconde sur les pratiques infromelles à Medellin, voir : http://www.rybn.org/radioinformal
2 Ici en référence à Tim Ingold, Faire, Editions Dehors, ou encore à Tetsuo Kogawa, Radio Art, UV.
3 IRC : http://p-node.org ou $ /connect p-node.org -ssl 6667 $ /join #pnode
4 Voir la « mise à distance du monde » que décrit Hannah Arendt dans la Condition de l’homme moderne, chapitre VI – La vita activa et l’âge moderne, 1961, Calmann-Lévy, p. 315
5 Anson Rabinbach, le moteur humain, 2004, La fabrique.
6 Thomas Hobbes, Léviathan ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, 1651.
7 Dans son livre La société ingouvernable (2018, La fabrique), Grégoire Chamayou décrit avec précision la théorisation par Hayek d’une « démocratie limitée » pour libérer le marché, et l’expérimentation d’un tel régime ultralibéral / autoritaire au Chili sous Pinochet. Voir chapitres 24-25.
8 Richard H. Thaler, Cass R. Sunstein, Nudge: Improving decisions about health, wealth, and happiness, 2008, Yale University Press, New Haven.
9 Frédéric Neyrat, « virus et séparation », Terrestres, 5 mars 2020 https://www.terrestres.org/2020/03/05/virus-et-separation/
10 Françoise Vergès, « Le travail invisible derrière le confinement. Capitalisme, genre, racialisation et Covid-19 », Revue Contretemps, 29 mars 2020. https://www.contretemps.eu/travail-invisible-confinement-capitalisme-genre-racialisation-covid-19/ ; voir aussi l’entretien de Françoise Vergès sur Radio Informal
11 RYBN en entretien avec Yves Citton, Radio Informal #4, ANTIVIRUS.
12 Dan McQuillan, « Algorithmic states of exception », European Journal of Cultural Studies, 2015, Vol. 18(4-5) 564–576.
13 http://www.rfi.fr/fr/asie-pacifique/20200427-coronavirus-quatre-d%C3%A9mocraties-asie-pointe-lutte-covid-19 on y vente par ailleurs le modèle démocratique de Singapour
14 ) Audition de la CNIL https://www.publicsenat.fr/article/parlementaire/tracking-la-cnil-pointe-les-nombreuses-limites-de-l-application-stop-covid ou rapport de la Quadrature du net https://www.laquadrature.net/2020/04/14/nos-arguments-pour-rejeter-stopcovid/ ; voir aussi l’excellent texte de Miriyam Aouragh, Helen Pritchard et Femke Snelting https://github.com/DP-3T/documents/issues/118
15 Antoinette Rouvroy, Governmentality in an Age of Autonomic Computing. Technology, Virtuality and Utopia. Autonomic Computing and Transformations of Human Agency. Philosophers of Law meet Philosophers of Technology, 2009 https://works.bepress.com/antoinette_rouvroy/26/
16 Le supermarché des images au Jeu de Paume,Paris, du 11 février au 7 juin 2020.
17 Le centre patronal suisse a par ailleurs exprimé son inquiétude et a appelé à « éviter que certaines personnes soient tentées de s’habituer à la situation actuelle, voire de se laisser séduire par ses apparences insidieuses », ou par un « retour à une vie simple et au commerce local » et « la fin de la société de consommation ». https://www.letemps.ch/economie/phrase-insidieuse-patronat-embrase-toile
18 The Great Offshore, Les Tanneries, Amilly, du 1er février au 30 août 2020.
19 Voir ces deux entretiens avec Alain Deneault publiés respectivement le 4 mai et le 30 mars 2020, https://usbeketrica.com/article/il-devient-imperatif-de-redefinir-economie et https://www.facebook.com/watch/?v=527343887973086
20 Voir l’intervention virale du député François Roussel en 2018 sur la question des listes https://twitter.com/Labkrn/status/1078713555594235904
21 Comme le montre le mème viral https://twitter.com/mickacqfd/status/1239466671707996161?lang=de
22 Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, 2015, Fayard, et aussi, Groupe Oblomoff, Le Monde en pièces, critique de la gestion, I. quantification, 2012, Éditions la lenteur https://librairie-quilombo.org/Le-Monde-en-pieces
(Image en une : RYBN, The Great Offshore, vue de l’exposition au centre d’art Les Tanneries, Amilly, 2020. Photo : Wilfried Bartoli.
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- Du même auteur : Paolo Cirio, Sylvain Darrifourcq, Computer Grrrls, Franz Wanner, Jonas Lund,
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