Arnaud Dezoteux

Arnaud Dezoteux
Apprends et rêve
Mrac Occitanie, Sérignan
12.10.2024 — 16.03.2025
« Le Mrac Occitanie inaugure Apprends et rêve, une exposition personnelle d’Arnaud Dezoteux (né en 1987 à Bayonne, vit et travaille à Paris) présentant les fruits de ses dernières recherches par le biais d’œuvres audiovisuelles inédites. S’épanouissant dans le domaine des arts visuels, les films et travaux vidéos d’Arnaud Dezoteux empruntent, suivant le cas, le vocabulaire du documentaire, de la télé-réalité, du film animé ou de la fiction, en perturbant nos rapports à la réalité. » (1)
Clémence Agnez : en arrivant dans l’exposition au Mrac Occitanie, on découvre tes deux derniers films, Somme et Tertre, qui viennent clore, après le remarqué Niche, une trilogie marquant une rupture dans ton travail. Pour chacun de ces trois films, la caméra semble flotter dans des espaces culturels très balisés : Niche, d’abord, dans les bureaux désœuvrés d’une Philharmonie par temps de pandémie, puis Tertre où tu donnes à voir l’errance immobile de la célèbre place « aux artistes » et enfin la divagation la plus lancinante s’étire dans Somme, qui enregistre l’entièreté d’un cycle de visite de l’Atelier des Lumières, espace de divertissement culturel du onzième arrondissement parisien qui remet en scène les fragments mille fois remâchés de monuments de l’histoire de la musique et des arts plastiques. Les plans tournés dans chacun de ces contextes sont rehaussés d’animaux dessinés qui les habitent de leur présence à la fois répugnante et attachante. Que s’est-il passé avec eux ? Comment sont-ils arrivés dans ton travail vidéo et pourquoi, alors même qu’ils sont crasseux, diarrhéiques et repoussants, éprouve-t-on immédiatement pour eux beaucoup de tendresse, voire de l’attachement ?
Arnaud Dezoteux : je crois qu’il s’agit avant tout d’un changement de point de vue, d’un regard en direction de l’enfance. Quand on est enfant, on nous fait dessiner à la gouache ou au crayon de jolis petits animaux, toujours en bonne forme. Parallèlement à ce qui pourrait s’apparenter à ce désir de régression, j’ai aussi voulu imaginer l’exposition en partant du fait qu’une grande partie du public en institution culturelle aujourd’hui en France est constituée par des enfants, que l’on amène au musée lors de sorties éducatives. Je trouvais ça drôle de montrer comment trente ans plus tard, l’adulte que je suis devenu essaie toujours d’honorer le dessin de petites bestioles. Bon, les miennes tremblent d’anxiété et sont terriblement incontinentes…
Cela me rappelle ce que disait ma mère lorsqu’elle découvrait le samedi matin les aquarelles que j’exécutais enfant, dans un petit atelier de pratiques amateures à Bayonne : “Il ne peut pas être si méchant que ça quand on voit les regards qu’il donne aux animaux”. C’est vrai que les regards des bêtes que je dessinais étaient francs et délicats, mais en vérité, ils étaient souvent l’œuvre du professeur, qui, pour satisfaire l’exigence présupposée de mes parents devenus brusquement commanditaires, n’hésitait pas à en corriger la sincérité et l’intensité. Paradoxalement, c’était par l’accomplissement implacable de gestes techniques et rationalisés, ceux du professeur, qu’il devenait possible pour ma mère d’accéder à la pureté de mes impressions, à mon authenticité d’enfant. D’une certaine manière, l’exposition prend comme point de départ ce mensonge artistique originel, qui unit les enfants aux adultes dans la circulation des signes, des compétences et des affects ; et qui se voit reformulé dans les vidéos de l’exposition : comment retrouve-t-on son âme d’enfant, libre et aventureuse, dans des lieux aussi balisés que ceux qui caractérisent le tourisme culturel ?

Photo : Jean-Christophe Lett.
C.A. : ce nouveau pan de ton travail explore des modalités de cadrage que tu avais, il me semble, commencé à appréhender pour ton film Grandeur Nature, à savoir celui d’une caméra dont le point de vue est mal assigné, et dont le faisceau ne peut que flotter sans prise véritable sur la surface des choses environnantes. La trilogie Niche, Tertre, et Somme ajoute à cette incapacité à fixer son objet le sentiment que cette infirmité provient précisément de la saturation de symboles culturels dégradés. Là où Grandeur Nature nous montrait une image sans sujet, celui-ci se constituant davantage via la cohérence narrative élaborée par le travail sonore, tes trois nouveaux films nous plongent dans une errance qu’aucun arc narratif ne vient soulager : pourtant on déambule dans l’épaisseur sans fin de signes à la fois sur-saturés de sens et vides à force d’usages contradictoires et/ou nihilistes. L’objectif n’accroche plus de signification, les êtres humains qui peuplent le champ ne savent pas ce qu’iels font ici : servir dans les coulisses d’une grande institution culturelle pendant les heures sans contenu du confinement dans Niche, dans Tertre animer ce haut-lieu touristique de sa présence de visiteureuses oisif.ves ou de son commerce – miséreux et émouvant – de caricatures, et enfin, pour Somme, ingurgiter dans le temps standardisé d’un épisode de plateforme de streaming la compilation ultra-ramassée et passée au mixeur du Best-of audio et visuel de la Modernité. On pourrait avoir la nausée mais pas du tout, ce sont les petits animaux ajoutés à l’image qui, dans un mouvement de catharsis inversée, vomissent et défèquent pour nous. On les prend en affection, en pitié, au moins eux essaient de vivre au milieu de ce cirque sans destination. Pourquoi, dans ces ramifications lointaines de la société du spectacle décrite par Debord ce qui nous semble le plus vivant, le plus humain finalement, ce sont ces figures animales vermines qui ceignent l’image en guise de rédemption ? Et peux-tu me parler de tous ces signes épuisés, ces symboles culturels que tu remets, une nouvelle fois, en scène ?
A.D. : les animaux servent aussi à décadrer par rapport au sujet : ils ne sont pas là, à proprement parler, puisqu’ils sont rajoutés sur ordinateur. Est-ce qu’ils comptent ? Ou sont-ils un prétexte pour éclairer de biais l’environnement qu’ils peuplent ? Les scènes ne sont pas toujours habitées par les animations et précisément c’est quand elles apparaissent nues qu’on comprend, je crois, ce qui est le plus saillant. Par exemple, dans Niche, entre deux scènes avec animaux dessinés, on voit une gamelle d’eau stagnante qui a été déposée, dans le réel de la pandémie, pour les chats errants autour de la Philharmonie. Il y a là une intention, mais plus personne, et pourtant c’est ce plan qui me touche le plus. Des gens ont fait ce geste, au pied d’un bâtiment d’architecture considéré comme l’un des plus beaux du monde et au pic de la crise du covid, de déposer pour d’éventuels animaux errants un bac rempli d’eau. C’est ce bord de l’industrie culturelle, cet endroit à la marge des usages les plus codifiés et les plus dominants qui m’intéresse et me bouleverse. La gamelle d’eau définit un espace ambivalent, à la fois en dehors mais en même temps collé tout contre cette forteresse dédiée à la culture. Et peut-être que ce sont les personnes qui y travaillent qui osent ce fragile appendice…
Cette question du débordement de l’industrie culturelle se reflète aussi dans le choix du titre : Apprends et rêve. La formule me vient d’une discussion avec des ami.e.s artistes au cours de laquelle nous évoquions les ateliers pour enfants que nous menons tous.tes en complément de nos pratiques, et une amie cite le nom d’une structure pour laquelle elle est intervenue : Apprends et rêve. Ce nom nous a fasciné puisqu’il affichait une double impossibilité, comme le paradoxe de la liberté prescrite. De plus, il nous parle d’un travail qui s’étend sur tous les autres espaces que ceux du travail salarié, et qui prend en tenaille l’émancipation et la rêverie. Ce titre, par sa brutalité, évoque une construction de la subjectivité comme auto-entrepreneur dès l’enfance, à l’autonomie sans faille, ni retour possible. Là encore, la figure de l’enfant devient un objet transactionnel entre deux adultes, tout étant tendu vers un devenir-productif sous le masque du loisir généralisé. L’exposition parle de ce rapport au management et aux techniques déployées pour faire fonctionner une institution culturelle, coûte que coûte, et qui tourne en partie sur des publics dits « captifs », composés majoritairement d’enfants, à qui on destine un programme dont la vocation est de plaire, mais aussi d’instruire. On retrouve donc cette dialectique compliquée dans l’exposition, entre productivité déguisée et généralisation des loisirs, que ce soit dans les espaces culturels des trois films ou dans les images de joggeur.euses et de fichiers excels colorés des sculptures vidéo.

Photo : Jean-Christophe Lett.
C.A. : autre nouveauté dans l’exposition, le travail en volume des autels/architecture en carton et mapping vidéo : comment les qualifier ? Difficile de prime abord de comprendre de quoi il s’agit tant l’objet mélange des formes relevant tantôt du set-up marketing de foire-expo, tantôt du corner de magasin de luxe, mais aussi de dispositifs de surveillance, de maquettes constructivistes ou renvoie à l’esthétique survoltée et désuète de l’arcade ou du casino. Là encore les présences humaines ne trouvent pas de fondement, la dimension craftée des volumes ajoute à la jubilation face à l’ingénuité de l’objet. Toi qui nous avais habitué à des œuvres exclusivement audio-visuelles, peux-tu me raconter comment ces volumes sont arrivés ? Leur matérialité fragile et vaguement comique ne me semble pas tout à fait étrangère aux rehauts cartoonesques de Niche, Tertre et Somme, même si elle joue sur d’autres affects. Enfin, pour l’un et l’autre, à quel désir cette dimension « faite main » répond dans ta pratique ?
A.D. : c’est vrai que je me suis aperçu dans Tertre que les humains étaient devenus secondaires, car on cherche les animaux, et puis quand on les trouve on se rend compte qu’ils ne sont pas non plus le sujet. Il y a une déception, un glissement sans fin entre les sujets possibles. Ce sujet qui se dérobe sans cesse, jusqu’à ne pas exister, c’était pour moi une découverte très dure mais qui m’a permis de comprendre de quoi relève le film. Ce recul de la figure des humains à l’image me permet de remettre au centre la question du cadrage et du point de vue. Ça va se retrouver dans les trois films mais aussi dans les sculptures mappées avec de la vidéo. Elles reflètent pour moi de nouvelles interrogations autour des politiques culturelles de pointe, en particulier l’obsession de l’immersif et des technologies associées. Le mapping est au cœur du film Somme, et constitue le point de bascule vers les sculptures : en utilisant ces mêmes technologies, elles rejoignent les attentes autour de l’immersion par le biais de jeux formels très colorés. En stimulant et affriolant les sens, ces objets répondent à l’injonction croissante de produire des formes culturelles qui soient immédiatement accessibles et subjugantes. Le mapping m’intéresse car on sent poindre une sorte de complexe qui croise curieusement patrimoine et technologie (je pense par exemple à l’engouement récent du mapping coloré sur de nombreux monuments historiques), et qui me pose question quant au sens rémanent dans ces formes. Que nous reste-t-il d’une expérience immersive ? Je déplace ces pratiques sur d’autres objets, non plus des bâtiments patrimoniaux comme des grosses cathédrales ; mais sur des emballages de la vie courante, des objets de grande consommation, des scories du quotidien que j’utilise pour bricoler des sculptures à échelle domestique. L’expérience cinétique est renouvelée mais dans une version dégradée, charriant avec elle son propre sac de déchets. Les trois sculptures sont comme des temples culturels intimes et bizarrement impersonnels : la cuisine en kit, le loisir sportif à l’échelle du corps, la satisfaction d’un jeu 100% gagnant.
Enfin, ces nouveaux travaux sont une manière pour moi d’inaugurer d’autres modalités de projection : non plus seulement l’intrication des couches dans le film, mais aussi leur dissémination sur des images extrudées dans l’espace et déjà qualifiées par leur propre texture.

Photo : Jean-Christophe Lett.
(1) Benoît Lamy de la Chapelle, extrait du texte de présentation de l’exposition.
Head image : Arnaud Dezoteux, vue de l’exposition « Apprends et rêve », Mrac Occitanie, Sérignan, 2024. Photo : Jean-Christophe Lett.
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- Du même auteur : Anna Longo, Patrice Maniglier, Catherine Malabou, Carin Klonowski, Nicolas Bourriaud,
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