Omer Fast
C’est peut-être dans une petite phrase prononcée par l’acteur qui incarne Omer Fast dans l’un de ses films (« S’il y a quelque chose que vous ne pouvez pas montrer, le langage doit refléter cela », dans Everything That Rises Must Converge) que l’on trouvera l’essence du travail de l’artiste. On en a discuté avec lui.
Vos films et les textes qui les sous-tendent sont très écrits mais structurés, selon vos propres termes, « de manière à ce qu’on puisse entrer dedans à tout moment1 ». Est-ce pour vous donner de telles libertés que vous avez choisi d’évoluer avant tout dans le champ de l’art plutôt que dans celui du cinéma ?
Je n’ai jamais choisi entre l’art et le cinéma. Je n’ai jamais étudié le cinéma et je ne me considère toujours pas comme un réalisateur. J’étais inscrit en peinture mais j’ai perdu mon intérêt pour elle et arrêté la peinture bien avant de commencer mes études. Sans médium défini, je me suis laissé porter pendant quelques semestres, essayant la sculpture, l’installation et la performance avant de terminer en vidéo juste à temps pour le diplôme. Et bien que toutes ces expériences aient été vraiment éphémères et plutôt terribles, elles partagaient toutes un intérêt pour le récit. Cet intérêt a continué à nourrir ma réflexion bien après mes études et jusque dans mes premières pièces en tant qu’artiste. Par exemple, CNN Concatenated (2002), sur laquelle j’ai commencé à travailler en 2000, peu après mon diplôme, est avant tout une pièce textuelle au sujet de la télévision. Elle n’a rien de cinématographique. Les années qui ont suivi, je me suis surtout intéressé au langage et au récit dans le contexte télévisuel et j’ai produit des œuvres à présenter sur des moniteurs. Si le cinéma était présent dans l’œuvre, c’était en tant que référence et que source de séquences, toujours dans le contexte télévisuel. Par exemple, dans T3-AEON (2000), j’ai doublé de courts extraits de films en voix off sur des cassettes vidéo louées à New York et les ai rendues ainsi. Cette pièce avait bien plus à voir avec notre manière de consommer les films en privé, à la maison, sur un écran de télévision, et avec le fait d’insérer subrepticement une œuvre d’art dans un circuit de location, qu’avec le cinéma en tant que tel. Ce n’est qu’après avoir exploré différentes options d’usage de séquences existantes que j’ai commencé à avoir envie de filmer des images moi-même.
Votre intérêt pour le langage et le récit est-il quelque chose que vous pourriez qualifier de « spontané », au moins à vos débuts, ou est-il venu de théories qui vous intéressaient ?
En tant qu’artiste, je me dois de suivre mes instincts, quels qu’ils soient. La théorie offre principalement un cadre de compréhension des choses a posteriori. Il y a cependant des exceptions : The Tourist, de Dean MacCannell, par exemple, m’a été une lecture très utile pour définir une approche des sites qui peuvent être vus à la fois comme historiques et performatifs. Cet intérêt m’a mené au Colonial Williamsburg, un musée d’histoire vivante en Virginie dans lequel des interprètes costumés viennent à la rencontre des visiteurs et s’adressent à eux comme s’ils se trouvaient au dix-huitième siècle. La fiction est plus une ressource immédiate. Lorsque je me sens bloqué, j’essaie de trouver une solution en lisant. Je viens juste de finir de relire Vente à la criée du lot 49 de Thomas Pynchon, c’est un formidable guide pour qui se sent perdu.
Les récits que vous produisez étant tous basés sur des récits existants, qu’il s’agisse d’histoires qui vous sont racontées par des personnes que vous rencontrez à dessein ou d’événements réels retransmis par les médias — comme la mort de Mouammar Khadafi — vous considérez-vous plutôt comme un narrateur ou comme un auteur ?
Je crois que l’exposition au Jeu de Paume formule habilement mon rapport problématique au récit et à la notion d’auteur : CNN Concatenated, la pièce la plus ancienne qui y est présentée, est un monologue très personnel et pourtant tout à fait fictionnel entièrement composé de micro extraits de séquences collectées pendant deux années de visionnage télévisuel. A Tank Translated (2002) se présente comme des portraits de soldats israéliens dont les paroles sous-titrées se transforment sans cesse à l’écran, offrant à la fois une traduction fidèle de l’hébreu originel et des formulations alternatives qui en font éclater le sens et évoquent clairement une crise de la signification. 5000 Feet is the Best (2011) mêle des extraits d’un entretien avec un opérateur de drone américain à des moments de cet entretien rejoués par des acteurs et des épisodes de flashback inspirés de documentation que je n’étais pas autorisé à utiliser. Et, pour finir, la pièce centrale de l’exposition, Continuity (Diptych) (2012-15), est un long métrage complètement fictionnel, mélodrame familial qui traite de la perte et du désir, avec l’intrusion de moments d’horreur, de surréalisme et d’inceste. Il me semble que si l’on devait caractériser ma position envers la question de l’auteur, l’on pourrait dire qu’elle est changeante et sceptique mais en recherche constante.
Puisque vous mentionnez A Tank Translated, j’aimerais que nous parlions plus en détail de la méthode de traitement du texte que vous avez employée dans cet ensemble de vidéos. Les quatre films présentent des entretiens que vous avez menés avec des membres de l’équipage d’un char d’assaut israélien mais les paroles de ces derniers apparaissent visiblement modifiées dans les sous-titres, d’une manière propre à chaque vidéo, que ce soit par l’effacement, l’entremêlement ou l’échange de mots… Les sous-titres sont généralement considérés comme une forme de texte de second ordre, que nous lisons mais seulement jusqu’à un certain point et, dans tous les cas, sans prêter aucune attention à leurs qualités textuelles intrinsèques — qualités dont ils sont le plus souvent dépourvus. Ici, comme dans Spielberg List (2003, non présentée au Jeu de Paume), ils sont au centre des films. Pouvez-vous expliciter cette préséance du texte sur les images dans ces vidéos, et les manières dont vous la mettez en forme ?
Les sujets de mes films partagent tous une sorte de statut ou de condition marginale. Soldats, migrants, acteurs de films pour adultes et embaumeurs sont tous des figures marginales en ce sens qu’ils outrepassent des frontières, pénètrent des domaines qui sont hors limites, tabous, tenus secrets ou hors de la vue. Je reviens constamment à ces sujets parce que leur condition marginale peut dire beaucoup de choses de l’espace social normatif tel que nous le concevons mais aussi d’un ordonnancement alternatif ou perturbé de cet espace. Les sous-titres présentent, pour moi, une fonction similaire. Vous avez raison de pointer le fait qu’ils sont souvent considérés comme de second ordre et je crois que cela a beaucoup à voir avec leur condition d’entre-deux. Ils envahissent temporairement l’image, interrompant sa pureté avec un contenu textuel qui sert autant d’aide à l’interprétation que de rappel de son/notre statut d’étranger…) Dans A Tank Translated, j’ai essayé de mettre en évidence cette fonction liminale du texte, de trouver un analogue de ce que ces soldats représentent, particulièrement en raison de leur environnement de travail : le char d’assaut est une machine créée dans le but de permettre à son équipage de traverser de force un espace et de le perturber. C’est une sorte de membrane épaisse, d’ectoplasme protecteur criblé d’ouvertures spécialement conçues pour regarder à l’extérieur mais que l’on ne puisse pas voir à l’intérieur et, bien sûr, pour tirer mais ne pas être touché par les tirs ennemis. Les sous-titres dans cette pièce incarnent une opération liminaire semblable entre transparence et opacité, voyeurisme et violence, au sens où ils protègent et révèlent à la fois leur sujet, ouvrant des brèches dans ses phrases ou y ajoutant des strates et des strates de significations discordantes. On ne perçoit jamais clairement qui est dans et qui est hors du texte et cet état d’entre-deux permanent a beaucoup à voir avec le sujet politique de l’œuvre, c’est-à-dire un état dont les propres frontières sont indéfinies et dont les opérations sont grandement contestées.
Dans beaucoup de vos films, finalement, les images ne « montrent » pas grand chose (comme dans A Tank Translated), ou sont contredites pas le texte qui leur est associé, que ce dernier le soit sous forme de voix off, de sous-titres, ou même, de manière plus indirecte, au cœur du récit fait par certains personnages apparaissant à l’image —comme dans Continuity (Diptych) lorsque Niklas, l’un des Daniel, mentionne une boulangère et que Katja lui répond qu’il n’y a pas de femme qui travaille à la boulangerie et qu’en effet l’on aura vu que des hommes dans la boulangerie, ou dans 5000 Feet is the Best lors du récit enchâssé sur l’homme obsédé par les trains qui en pirate un et se fait passer toute une journée pour un conducteur officiel que l’on voit noir à l’image lorsque son histoire nous est racontée par le prétendu pilote de drone jusqu’à ce que son interviewer lui demande : « so why does the guy have to be black? » et que le pilote réponde : « I didn’t say he was black. Did anyone mention color? » et qu’à l’image l’homme devienne subitement blanc.
Dans Her Face was covered (part II) (2011) l’image semble même par moments désobéir totalement au texte (notamment lorsqu’un îlot sablonneux couvert de palmiers apparaît suite à la phrase « There were people nearby » qu’il est supposé « illustrer ») interrompant l’apparent sérieux du récit par des éclairs d’humour absurde.
Parfois, ce sont simplement les images qui se suivent et se contredisent de manière très discrète — lorsque l’actrice blonde d’Everything That Rises Must Converge (2013) qui plonge ses cheveux dans l’eau ressort ensuite de son bain les cheveux secs. Votre œuvre est-il fondamentalement un travail de sape de l’image dans ce qu’elle peut avoir de plus immédiat, de plus violent si l’on veut citer Roland Barthes qui écrivait, au sujet de la photographie, « violente : non parce qu’elle montre des violences, mais parce qu’à chaque fois elle emplit de force la vue » ?
Je comprends ce que Barthes disait de l’image comme un corollaire de l’allégorie de la caverne platonicienne, dans laquelle la violence inhérente à une image provient du défi sensoriel qu’elle représente et de la puissance fétichiste que nous lui accordons. Ma grand-mère découpait méthodiquement, à l’aide de petits ciseaux, son visage de toutes les photos d’elle. La violence qu’elle a perpétrée sur ces photos tout au long de sa vie peut être vue comme compensatoire de la violence qu’elle ressentait envers ce que ces images avaient fait d’elle. Lorsque nous déchirons ou supprimons les photos qui ne sont pas flatteuses, nous tentons d’éliminer les incohérences de cette mémoire visuelle de manière à préserver un sens de soi plus cohérent : ou l’image peu flatteuse existe, ou c’est ma perception plus flatteuse de moi-même qui existe, mais pas les deux. Même si nous ne sommes pas tous enclins aux accès manifestement névrosés de ma chère grand-mère, nous collectionnons et corrigeons constamment des images qui sont la plupart du temps chaotiques et contradictoires dans le but de produire un récit cohérent. Ce n’est pas nouveau. C’est comme cela qu’est construite la réalité. Si l’on suit ce raisonnement, les incohérences que vous percevez dans mes œuvres sont des manifestations de cette dynamique, elles sont comme les tic tac brechtiens qui agissent comme des rappels ou des corrections.
Le type de répétition que vous mettez en œuvre dans 5000 Feet is the Best (qui dure environ 30 minutes) et dans Continuity (78 minutes pour la version Dyptich) est très particulier — à première vue, il nous semble regarder une vidéo en boucle et que la première scène que nous avons vue va se rejouer — c’est une répétition qui permet de légères différences. C’est plus subtil dans 5000 Feet car, dans Continuity, les différences sont rendues évidentes par les différents acteurs qui jouent Daniel, le fils du couple, mais, en tous les cas, cela met en place une temporalité quelque peu mystérieuse, non linéraire, qui libère le récit des relations causales et, par là, d’une téléologie rigide. Il n’y a pas de progrès à l’œuvre dans ces récits, plus une coexistence qu’une succession d’histoires qui implique que la « nouvelle » histoire que l’on nous présente ne remplace pas nécessairement la « précédente » et qu’il n’y pas de hiérarchie de ces histoires. Pourtant, dans un entretien récemment publié4, vous vous définissez comme un « matérialiste ennuyeux » qui croit que « le temps est inflexible et linéaire »…
Il devrait maintenant être évident que je suis un menteur pathologique. Le mensonge rend la vie plus intéressante et il est sûrement à la base de tout art véritable. Il est certain que mes opinions personnelles ne sont pas nécessairement celles que je me plais à explorer dans mon œuvre. Dans Continuity, il y a tout un réseau de relations causales en jeu mais elles apparaissent de manière allusive et sont largement recouvertes par les symptomes qui se donnent à voir. Par exemple, les interactions récurrentes des parents avec les différents jeunes hommes sont implicitement mises en relation avec une perte qu’ils ont vécue (que ce soit la perte tragique d’un fils ou celle, plus prosaïque mais tout de même très douloureuse, du sex appeal dans leur vie conjugale…). La perte est le big bang qui met en place une réaction en chaîne qu’en tant que spectateurs nous devons déchiffrer. Et puisqu’il y a beaucoup d’efforts et pas de fin heureuse – ni triste non plus par là même –, nous restons avec ce qui, je l’espère, est un sens de la temporalité partagée qui lie cet étrange couple – littéralement le passage du temps tel que deux personnes en crise en font l’expérience. De ce point de vue, les différents rendez-vous théâtraux avec les jeunes hommes qui se répètent au long de l’histoire sont des tentatives thérapeutiques d’un couple dont les vies linéaires ont été brutalement interrompues. Et c’est vraiment ce que j’essaie de montrer : si nous nous conformons au concept de Lacan que le sujet traumatisé est caractérisé par une rupture dans la signification, alors ce qui émerge de cette rupture, ce sont le physique et le temporel inassimilables dans leur éternel inachèvement. Bien sûr, il y a beaucoup de discussions qui font partie de la thérapie. Mais comme vous le remarquez justement, il n’y a pas de coordonnées fixes ou stables, pas d’avant ni d’après, pas d’original ni de copie, pas de meilleur ni de pire, pas de début ni de fin. Ainsi que le mari l’avoue à l’un des jeunes hommes dont il est sur le point de se débarrasser : « Tu sais quel est notre secret ? Je cuisine et elle nettoie. Mais le week-end on échange les rôles. »
Le sujet qui revient le plus fréquemment dans vos films, c’est la guerre. Si l’on excepte le fait qu’en tant qu’Israélien, par rapport aux Européens de l’Ouest de votre génération, c’est un sujet un peu plus « évident », si terrible que cela soit de le formuler ainsi, est-ce si prépondérant parce que c’est en quelque sorte le sujet ultime, englobant les questions de la mort et de la vision qui sont capitales dans votre travail ? La guerre possède-t-elle un plus grand potentiel narratif, si je puis dire, pour les citoyens chanceux au nom desquels elle est faite sans qu’ils soient véritablement en contact direct avec elle ? Puisqu’elle est, pour nombre d’entre nous — et notamment avec la diffusion massive sur Internet des vidéos tournées à la GoPro par les soldats eux-mêmes, des photos prises par les drones que l’on peut voir même dans les journaux télévisés, etc. — y compris pour les opérateurs de drones, une relation médiatisée à la mort ?
Je peux dire que le sujet principal de mon travail est la relation entre le verbal et le visuel. Mon œuvre n’est rien d’autre qu’une tentative de représenter cette relation au travers de contextes divers. Et puisque la mort représente l’extrême limite à laquelle le verbal comme le visuel doivent cesser – ou être allégorisés et réimaginés – la mort devient une sorte de sujet écran, de base pour une altérité radicale. Je n’irai pas plus loin dans l’abstraction, je ne suis pas un penseur abstrait. J’ai besoin que mon travail se débatte avec les questions qui me préoccupent pour les rendre plus tangibles, plus précises.
1 Omer Fast, Present Continous, 2015. Texts by Jennifer Allen, Tom McCarthy, Laurence Sillars, together with an interview with Omer Fast by Marina Vinyes Albes. Published by Jeu de Paume, Paris; Baltic Centre for Contemporary Art, Gateshead and Kunst en Museum of Modern Art, Aalborg, p. 201.
2 Dean MacCannell, The Tourist: A New Theory of the Leisure Class, University of California Press, 1976.
3 Dans La Chambre claire, 1980.
4 Cf. Omer Fast, Present Continous, op.cit, p. 203.
Omer Fast, « Le présent continue », au Jeu de Paume, Paris, du 20 octobre 2015 au 24 janvier 2016 ;
à Baltic Centre for Contemporary Art, Gateshead, du 18 mars au 26 juin 2016
et à Kunsten Museum of Modern Art, Aalborg, du 23 septembre 2016 au 8 janvier 2017.
Les films d’Omer Fast sont aussi visibles en ligne sur le site de gb agency.
- Publié dans le numéro : 76
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- Du même auteur : Paolo Cirio, RYBN, Sylvain Darrifourcq, Computer Grrrls, Franz Wanner,
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