Nora Al-Badri | Nikolai Nelles

par Aude Launay

Alors que le presse européenne s’égosille sur les récentes déclarations du président français concernant sa promesse de retour d’objets d’art africains sur leurs terres d’origine, comme si le geste symbolique pouvait faire office de substantiel mouvement de retrait politique, une question — parmi tant d’autres — se pose en effet : qu’est-ce qui constitue le souvenir de l’histoire ? Est-ce l’artefact ancien exposé sous sa vitrine protectrice et soigneusement éclairé qui est le plus à même de le transmettre ou bien une expérience du site, du sol ? Et si cette question n’était plus vraiment pertinente, tant en regard des destructions massives de biens culturels et de sites historiques perpétrées ces dernières années par l’EI que de celles à venir suite au désordre climatique que l’on sait ? Et si les objets devenaient fluides, se réappropriaient leur histoire et devenaient à même de la partager avec tout un chacun ? Cette dernière interrogation est au cœur du travail de Nora Al-Badri et Nikolai Nelles.

Lorsqu’en 2015 ils rendent publiques les données nécessaires à l’impression 3D du buste de Néfertiti captif du Neues Museum de Berlin, ils ouvrent la voie à toute une série de remixes mais aussi, et surtout, à une nouvelle façon d’envisager l’œuvre d’art à l’aune du bien commun : accessible au plus grand nombre et non plus recluse derrière les épais murs de pierre d’une histoire figée. Récupérer les données puis les partager afin de revisiter les monopoles et les économies de l’appropriation et de la représentation, c’est ce qu’ils continuent de faire en s’attaquant cette fois à un autre symbole muséal de la capitale allemande : le giraffatitan du Naturkundemuseum. Cette fois, c’est une copie du fémur du brachiosaure qu’ils exposent dans des lieux d’art, aux côtés d’autres os, fantasmés, supposés et dessinés par un réseau de neurones artificiels qu’ils ont entraîné. Car l’extraction de ressources culturelles et le marché noir qui en découle, formant le troisième commerce illégal mondial, juste après celui des armes et celui des stupéfiants, laissent les territoires exsangues, non moins que ne le fait l’extraction des ressources naturelles et des carburants fossiles. Réouvrir la réflexion sur le statut des objets à l’âge de la démocratisation de leur reproductibilité technique en trois dimensions était d’évidence nécessaire.

Nora Al-Badri and Nikolai Nelles, The Other Nefertiti, 2015. Video still. Courtesy Nora Al-Badri | Nikolai Nelles.

Vos plus récents projets, The Other Nefertiti et Not a Single Bone, remettent en question la conception traditionnelle du musée comme espace clos de conservation et de sauvegarde des vestiges de civilisations éteintes et tentent d’y trouver une alternative que je résumerais ainsi : le musée comme data center ouvert. Pouvez-vous développer votre point de vue à ce sujet ?

Notre principale observation est que nous préférons penser le musée comme un processus, comme un lieu de négociation constante. Mais la réalité dans les pays du Nord est toute autre : nous avons affaire à des musées du xixe siècle, des musées impériaux, qui sont des structures publiques conservatrices et lentes. Ces institutions se cramponnent à leur rôle de gardien des objets culturels et de leurs données. Les changements induits par les technologies numériques semblent même avoir renforcé cette angoisse institutionnelle de perte de contrôle et de pertinence. Ainsi, ces institutions commettent ce que l’on appelle un copyfraud1 car la plupart de leurs collections font partie du patrimoine culturel et relèvent par là du domaine public.

Cette angoisse institutionnelle est, pour nous, injustifiée : s’ils changent d’état d’esprit, les musées ne seront pas vides pour autant (leur plus grande crainte semblant d’être tenus de restituer tout ce qu’ils contiennent). De notre point de vue, les musées ont réellement le potentiel pour devenir des lieux pertinents pour la société et la formation de son discours mais, pour cela, ils doivent dépasser cette peur et se réinventer.

Le changement ne doit d’ailleurs pas nécessairement être impulsé de l’intérieur, les artistes et le public doivent activement reprendre possession des musées en tant qu’espaces publics – et particulièrement des musées publics. C’est l’un des aspects de la négociation mentionnée plus haut. Un autre aspect concerne, par exemple, la pratique discutable de la collection, le partage des découvertes, qui étaient parfaitement admis par le passé, mais plus maintenant…

Dans notre pratique, nous examinons la technologie pour essayer d’en comprendre le potentiel émancipateur, pour essayer d’y trouver d’autres critères et pour envisager la perspective du « numérique » comme pratique sociale et technique culturelle. Pour l’instant, on voit beaucoup d’« expériences de numérisation » à petite échelle dans le monde occidental, des expériences avec lesquelles les musées ne risquent pas grand chose. Et même, au contraire, lorsque l’on parle de rapatriement numérique, par exemple, (lorsque les objets sont rendus sous forme de données), il devient clair que ces actions réaffirment en fait le système actuel. Parce que les objets restent en place, au final.

Et puis, seules quelques-unes de ces expériences font ressortir ou traitent des partis pris de la technologie, que nous considérons comme cruciaux. La majorité des gens et des experts des musées ne sont pas conscients du fait que la technologie n’est pas neutre mais reflète le point de vue de ceux qui la conçoivent ! Pourtant, et surtout quand nous regardons les contextes coloniaux, cette question doit absolument être abordée.

Les musées tels que nous les connaissons sont morts, ils accueillent des objets morts pour un public passif, consommateur et recherchant le divertissement. Cette pratique muséale nous semble plutôt anachronique. Mais comment provoquer le changement ? Pour Frantz Fanon, les luttes pour la décolonisation concernent avant tout la propriété de soi. Ce sont des luttes pour récupérer, pour reprendre, si nécessaire par la force, ce qui est inconditionnellement à nous et qui, en tant que tel, nous appartient.
Le musée pourrait en effet être un data center ouvert, mais nous préférerions un recentrage des données, ainsi que le préconise Ngũgĩ Wa Thiong’o2, ce qui a automatiquement lieu si les données sont ouvertes et dans le domaine public.
Nous irions même jusqu’à faire l’expérience d’imaginer des futurs non anthropocentriques pour contribuer à un imaginaire collectif à travers ce que nous appelons les « données comme patrimoine technologique ». Ce que nous essayons de promouvoir dans notre pratique, c’est la création de plateformes nouvelles et significatives de (re)présentation du subalterne au lieu d’un écho du musée « conventionnel » — pour reprendre le terme de Ciraj Rassool3 — mais violent, et le fait d’admettre que les objets dans les musées sont des objets profondément politiques.

Nora Al-Badri | Nikolai Nelles, The Other Nefertiti, 2017. Ditone print, 150 x 183 cm. Courtesy Nora Al-Badri | Nikolai Nelles; Nome, Berlin.

Et si les musées restituaient chaque objet aux lieux d’où il proviennent, les flux de personnes voyageant pour les voir seraient-ils suffisamment importants pour modifier certaines situations géopolitiques ou cela ne ferait-il que renforcer le concept d’états-nations qui semble ne plus être un paradigme pertinent pour penser notre monde globalisé-post-numérique ? Cette idée de « restitution » n’est-elle pas ici encore le fruit d’un point de vue occidentalo-centré, tel que l’exemplifie l’anecdote racontée par l’historienne Adrienne Mayor dans l’une des interviews que vous avez choisi de présenter dans votre dernière exposition à Berlin4, lorsqu’elle explique que des Amérindiens ont refusé le rapatriement de fossiles qui leur était proposé par un musée car ils n’auraient pas compris ces objets, ne sachant pas de quels pouvoirs leurs ancêtres les avaient dotés ?

Dans notre travail, nous ne parlons pas explicitement de restitution parce que cette idée est basée sur le concept d’états-nations, ainsi que vous le mentionnez, bien qu’il existe aussi des restitutions internes à certains pays comme les États-Unis ou la Nouvelle-Zélande au niveau de leurs groupes autochtones. Mais par-delà les flux réels d’objets (et de leurs données) ou de personnes voyageant pour les voir, ce qui importe avant tout c’est la reconnaissance de la propriété et tout ce que cela entraîne, comme la décision d’exposer ou non les objets, de les numériser, la manière de les dénommer, de les étiqueter, etc. Ces questions devraient être au centre de ce débat mais la propriété acquise par le pouvoir (et non par le lieu) est exactement ce que les institutions et les chercheurs ne veulent pas abandonner parce qu’ils croient qu’ils peuvent mieux prendre soin des objets (par exemple en matière de préservation et d’exposition). On pourrait donc dire que c’est aussi une lutte symbolique. Et c’est aussi là que le racisme structurel commence ou continue d’exister — une situation qui prouve la continuité coloniale.

Nora Al-Badri | Nikolai Nelles, Not a Single Bone, 2017. Courtesy Nora Al-Badri | Nikolai Nelles.

En divulguant les données du buste de Néfertiti (qui, comme vous le précisez régulièrement, existaient déjà depuis huit ans au Neues Museum) et en invitant à leur appropriation, ainsi qu’en mettant au travail un réseau de neurones artificiels sur des images d’os de dinosaures pour en produire de nouveaux, vous faites ressortir le fait que l’histoire est largement basée sur la spéculation, surtout en ce qui concerne les périodes peu documentées, tout comme le sont les sciences naturelles. Ainsi, la part de fiction et d’interprétation qui a toujours été incluse dans la découverte puis dans l’exposition des objets historiques trouve ici son reflet dans la façon dont un réseau de neurones traite l’information pour parvenir à un résulat.
De fait, vous posez cette question franchement métaphysique : un objet est-il plus défini par ses données que par leur incarnation ?

Avec How an AI imagines a dinosaur, nous nous sommes intéressés au regard d’une machine sur l’évolution d’une espèce disparue relativement au regard habituel centré sur l’humain. La machine a produit des milliers d’évolutions possibles, ce qui contraste fortement avec l’approche des sciences naturelles (humaines) qui recherchent la « vérité » et les faits.
Quant à l’appropriation des données de Néfertiti… Il est en effet clair que les données contiennent des informations différentes de l’objet réel — l’on peut voir plus de couches, l’on peut explorer l’objet de l’intérieur— et changent ainsi la perception de l’objet lui-même. L’aspect le plus pertinent de cette pièce est, à notre sens, le potentiel émancipateur des données — ces dernières étant immatérielles et elles-mêmes diasporiques— qui dissolvent les questions de propriété.

Nora Al-Badri | Nikolai Nelles, How an AI imagines a Dinosaur N°1, 2017. Impression 3D, différentes dimensions. Courtesy Nora Al-Badri | Nikolai Nelles ; Nome, Berlin.

Vous allez même plus loin dans l’émancipation des objets avec votre NefertitiBot. Là encore, il est facile d’établir un parallèle entre les critiques adressées aux musées et celles adressées aux programmes d’intelligence artificielle en ce qui concerne les préjugés occidentaux qu’ils intègrent généralement. Pouvez-vous m’en dire plus sur cette nouvelle itération du projet Néfertiti ?
NefertitiBot est un chatbot qui cherche à prendre le contrôle de la souveraineté interprétative des départements administratifs et curatoriaux des musées. Un bot à travers lequel les objets provenant d’autres cultures et présentés dans les musées des pays du Nord vont commencer à parler pour eux-mêmes, à secouer la violente patine coloniale en déconstruisant la fiction inhérente aux récits institutionnels et en défiant leur politique de représentation. Avec le développement de l’IA et de l’avatar de Néfertiti, nous cherchons à poser des questions sur l’état de l’humanité et à discuter de l’action des choses inanimées, en remettant en cause la façon humanocentrée de voir le monde. Quand les machines seront non seulement super-intelligentes mais plus humaines envers le monde et ses habitants, s’opèrera une transition d’un humain défaillant vers une nouvelle espèce. Au moment même où cela arrivera, leurs avatars seront déjà présents, leurs voix nous sembleront familières. Le bot pourra être installé dans les musées à côté des artefacts anciens et dans les collections afin d’éveiller la conscience critique du public, d’élever la voix des subalternes et de donner une visibilité aux histoires indigènes et alternatives des objets. Il sera matérialisé par un personnage et servira de prototype pour les musées en tant que nouvel outil de médiation, complétant ou remplaçant le conservateur et les textes apposés aux murs des expositions.

Nora Al-Badri | Nikolai Nelles, Nefertitibot, 2017. Courtesy Nora Al-Badri | Nikolai Nelles.

1 Un copyfraud est une fausse déclaration de possession de droit d’auteur faite dans le but d’acquérir le contrôle d’une œuvre quelconque, une revendication abusive de droits d’auteur sur des œuvres appartenant au domaine public.

2 Ngũgĩ Wa Thiong’o, Moving the Centre: the Struggle for Cultural Freedoms, James Currey, 1993.

3 Ciraj Rassool est historien et directeur du Programme africain d’études sur les musées et le patrimoine de l’université de Western Cape.

4 « Not a Single Bone », Nome, Berlin, du 9 septembre au 11novembre 2017.

(Image en une : Nora Al-Badri | Nikolai Nelles, The Other Nefertiti, 2017. Verre gravé au laser, métal, 14 x 14 x 22,5 cm. Courtesy des artistes et Nome, Berlin.)

Nora Al-Badri | Nikolai Nelles

3D Printing the World”, curated by Carmen Baselga and Héctor Serrano, Espacio Fundacion Telefonica, Lima, 6.12.2017—1.04.2018

Solitude & ZKM web residency, https://schloss-post.com/nefertitibot/

Not a Single Bone”, Nome, Berlin, 9.09—11.11.2017

The Other Nefertiti, Aksioma, Ljubljana, 4.10 — 24.11.2017
The Influencers 2017, CCCB Barcelona, 26-28.10.2017


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