Heather Dewey-Hagborg
Une rognure d’ongle, un cil, un cheveu, une trace de lèvres au bord d’un verre, un chewing gum craché, un mégot de cigarette : nous dispersons constamment, et sans en être pleinement conscients, de notre ADN un peu partout où nous passons. Collectant ces infimes bribes de nous, Heather Dewey-Hagborg reconstitue les visages plausibles des porteurs de ces macromolécules qu’elle identifie par analyse biologique et recoupement avec les suppositions qui sous-tendent la criminalistique contemporaine. C’est cette série de portraits d’inconnus, Stranger Visions (2012-13), qui a fait connaître plus largement la pratique de celle qui se définit comme une artiste et biohacker, et sa critique d’un déterminisme génétique qui, se parant des atours des denières technologies, n’en est pas moins que le dernier maillon en date d’une longue lignée de pratiques de classification des êtres humains en des catégories pour le moins contingentes. Alors que le collectage d’ADN à grande échelle dans le cadre d’enquêtes criminelles fait les gros titres de la presse européenne et que la double hélice de l’emoji ADN vient d’être réorientée après avoir enflammé la communauté scientifique, l’artiste new-yorkaise nous donne les tenants et les aboutissants de ses deux derniers projets en date : Probably Chelsea (2017) et T3511 (2018).
En 2015, quelques mois après avoir entamé le traitement hormonal qui la mènera au genre qu’elle reconnaît comme sien, Chelsea Manning, alors incarcérée depuis cinq années en isolement maximal dans une prison militaire texane, est interviewée par courrier pour un magazine qui souhaite aussi publier un portrait d’elle. Seul problème, il est impossible de la photographier et on ne connaît alors d’elle qu’un vague selfie noir et blanc d’avant 2010 sur lequel elle porte une perruque. Hormis ses proches et ses avocats, personne hors de cette prison ne sait réellement à quoi elle ressemble désormais. C’est par quelques-uns de ses cheveux et quelques-unes de ses cellules buccales qu’Heather Dewey-Hagborg est d’abord entrée en contact avec elle, produisant grâce à eux deux possibles incarnations de ce visage inaccessible qu’elle dévoile dans Radical Love: Chelsea Manning. Probably Chelsea en présente désormais trente versions, toutes aussi vraisemblables quant aux informations dont l’ADN de l’héroïne du Cablegate est porteur. Trente versions qu’elle a enfin pu regarder en face, l’été dernier, dans une galerie de Manhattan.
Au même moment, Heather Dewey-Hagborg imaginait jusqu’à l’obsession le visage et la vie d’un homme dont elle possédait un échantillon de salive. Elle narre ici les origines de cette histoire d’amour des temps post-génomiques dont le film T3511 fera bientôt le récit.
Je me souviens que lorsque nous nous sommes rencontrées pour la première fois, il y a de cela un an et demi, vous veniez d’acheter un échantillon de salive et vous vous interrogiez sur ce que vous alliez en faire. Où en aviez-vous fait l’acquisition ? Je l’ai acheté à un fournisseur qui vend aux universités et aux cliniques, pour la recherche. Mais ce n’est pas très difficile à obtenir ; pour acquérir ce genre de choses aux États-Unis, il suffit d’avoir une adresse universitaire ou commerciale, et évidemment, une adresse professionnelle, cela peut être n’importe quoi… J’ai même parfois fait envoyer des échantillons directement à mon appartement, de l’ADN de cœur humain par exemple. Pour mon dernier projet, nous avons tourné une partie du film dans la plus grande biobanque du Danemark, qui se trouve à Copenhague : il y a là des échantillons de sang de tous les bébés nés dans le pays depuis 1982, et presque personne ne sait que c’est là. Pourtant ces informations sont directement liées à la population ainsi qu’aux registres de santé nationaux. Cette banque a pour objet la recherche en biologie, c’est-à-dire de fournir aux chercheurs de l’ADN, des protéines, des données, etc., afin qu’ils puissent effectuer des études à grande échelle. Aux États-Unis, tous les États recueillent des échantillons de sang des nouveau-nés, mais ils le font tous de façon indépendante et chaque État a une liste de tests différente et utilise des processus différents. Il y a eu des cas où des gens ont refusé que leur enfant figure dans ces biobanques mais, la plupart du temps, les parents ne s’en rendent même pas compte, il n’y a pas de formulaire de consentement à signer pour cela. Il serait intéressant de savoir si cela se produit également dans d’autres pays et à quelles bases de données sont reliées ces données-là. Pour en revenir à l’échantillon de salive, je me souviens que vous pensiez en faire une boisson… Oh, j’avais complètement oublié cette idée ! Je l’ai envoyé à 23andMe, le service de génotypage personnel, et à une autre entreprise du même type, et j’ai aussi essayé d’en prélever des cellules et de les cultiver. Mon but était de voir s’il serait facile d’en identifier le donneur et j’ai découvert que c’était effectivement assez facile. L’échantillon provenait d’un mâle génétique donc j’ai principalement travaillé à partir du chromosome Y pour extraire des informations que j’ai ensuite croisées avec une base de données pour deviner le nom de famille de cette personne. Il y a des sortes de réseaux sociaux intégrés à ces services d’analyse du code génétique que les gens utilisent pour retrouver leurs parents, leurs ancêtres. Et quand j’ai rentré les données de cette personne sur l’un de ces sites, j’ai immédiatement été contactée par l’un de ses proches. C’est un service ouvert ? C’est un service commercial. Pour 23andMe par exemple, il suffit de cracher dans un tube et de le leur envoyer pour recevoir en retour un profil génétique, et cela pour moins de cent dollars.
Mais personne ne vérifie l’exactitude des informations qui y circulent ? Personne ne peut vérifier si ce sont bien celles de la personne qui les soumet, en effet. On peut donc mettre en ligne de fausses données ? En simuler avec des nombres pris au hasard ? Assurément. Il est tout à fait possible d’intervenir dans les bases de données. Cela pourrait faire un bon point de départ pour une fiction, uploader des données ADN factices et voir si quelqu’un y correspond… Absolument. Mais, trêve de plaisanterie, est-ce que cela fonctionne ? Si vous voulez entrer en contact avec des parents génétiques, oui ça marche. À supposer que ces gens aient uploadé leurs données. Bien sûr, mais 23andMe a déjà dépassé le million d’utilisateurs l’an dernier. C’est en quelque sorte le Facebook de l’ADN. J’ai désormais 2 700 parents génétiques. L’on partage beaucoup de notre ADN avec beaucoup de gens ! Cela ouvre l’idée de la famille au changement. Soudain, votre famille compte 3 000 personnes. Il ne peut y avoir aucun secret dans une ère post-génomique. De quel degré de précision parlons-nous ? Eh bien, 23andMe ou l’un de ces services peut dire : vous avez 60% de chances d’avoir les yeux bleus. Ce n’est pas une affirmation inexacte. Vous avez probablement des ancêtres dans telle ou telle région. Il y a de cela une probabilité. Ce n’est pas que ce soit faux, c’est une réduction. Mais cela pourrait être incorrect parce que c’est une prédiction, une probabilité. Et, bien que la prédisposition aux maladies génétiques que certaines de ces entreprises offrent de divulguer puisse conduire à des résultats assez dramatiques, c’est l’utilisation professionnelle de ces techniques qui est pour le moment la plus inquiétante : je suppose qu’il doit y avoir un partage de données avec des tiers, de la part de ces sociétés… Oui, il est clair que les entreprises de tests génétiques accessibles directement aux consommateurs ne sont que la prochaine vague de collecteurs de données, vouées à revendre des génomes et probablement même des échantillons physiques à des entreprises pharmaceutiques, ainsi qu’à fournir sur demande des informations supplémentaires aux autorités judiciaires. Tout aussi inquiétant, comme vous l’expliquiez dans un essai publié il y a trois ans, que le phénotypage de l’ADN médico-légal qui était une toute nouvelle technologie à l’époque… Bien qu’il y ait quelques traits, comme la couleur des yeux et celle des cheveux, qui puissent être prédits à partir de l’ADN avec un degré élevé de certitude, la majeure partie du phénotypage de l’ADN résalisé en forensique repose sur des composites statistiques issus d’algorithmes, de sorte que l’utilisation de cette pratique — consistant à rendre l’apparence d’un individu à partir d’échantillons biologiques — comme outil d’enquête criminelle est extrêmement préoccupante ! Parabon NanoLabs a été la première entreprise à produire des portraits dérivés de l’ADN à l’intention de la police qui se trouve être son seul client ! Ils utilisent pour cela un ensemble de scans 3D de visages et d’échantillons d’ADN prélevés sur des participants à la recherche. Les scans sont traités de manière à créer une représentation probabiliste de tous les visages possibles tirés de cet ensemble de scans mais aussi limités par lui. Les données sont ensuite exploitées pour établir des corrélations entre l’ADN et les formes de visage via une étude de caractéristiques supposées incarner les extrémités opposées d’un éventail de possibilités, comme le masculin et le féminin ou « européen » et « africain ». Que signifie l’idée d’un visage féminin ? Ces technologies renforcent l’idée problématique d’identité biologique, elles impliquent encore cette idée d’une essence qui, à mon avis, doit être abandonnée. Même l’un des scientifiques qui travaillait à cette technologie a fini par se retourner contre elle : Mark Shriver a été très impliqué dans le développement du phénotypage médico-légal mais il a publiquement déclaré Parabon l’avait poussé trop loin. Il existe un tel marché pour les entreprises de forensique qui créent des produits et les vendent à la police : il y a des congrès entiers dédiés à ces sociétés qui commercialisent des produits médico-légaux qui fonctionnent 51 % du temps. Il n’y a donc pas de réglementation à ce sujet ? Aucune. Et il n’y en aura pas parce que ces éléments sont utilisés uniquement au cours du processus d’enquête, pas au tribunal. Seul ce qui est admis en cour est réglementé, et même une fois admis, ces éléments sont ensuite soumis à décision du juge. Mais pour une enquête, vous pouvez faire même faire intervenir une voyante si vous voulez. Mais ces technologies sont largement utilisées ? Suffisamment pour que cela me paraisse inquiétant. Et est-il possible d’avoir accès à ces services lorsque l’on n’est pas de la police ? Non — j’ai essayé, évidemment ! —, ce qui signifie aussi que personne ne peut leur donner tort. Et la différence entre ce qu’ils font et ce que vous faites, même quant à la précision, n’est pas si grande. C’est en effet très similaire. Ils examinent beaucoup plus le génome, donc il y a plus de preuves, mais pas beaucoup plus de précision. Quoi qu’il en soit, il n’existe pas de critères d’exactitude ! Comment évaluer si vous avez correctement prédit le visage de quelqu’un ? Il faudrait commencer par définir des critères concernant ces questions. Même si vous examinez les prédictions dérivées de l’ADN de quelqu’un puis que vous regardez cette personne et que ces prédictions vous paraissent exactes, c’est totalement subjectif !
C’est aussi pourquoi, dans Stranger Visions, vous avez généré des visages différents à partir d’un même échantillon d’ADN… Oui, pour ce faire, j’ai étudié dans un laboratoire communautaire de recherche en biotechnologies comment extraire l’ADN et j’en ai ensuite entré les données dans un logiciel que j’ai écrit pour générer des représentations en 3D de ce à quoi la personne dont j’avais collecté l’ADN pourrait ressembler, sur les bases de la recherche génétique. J’ai ainsi généré quelques visages possibles pour cette personne, entre 5 et 10, puis j’ai choisi celui qui me parlait le plus et l’ai imprimé en 3D. À l’époque, on parlait beaucoup des caméras dans les rues, d’écoutes téléphoniques et de toutes sortes de surveillance, mais pas de ce qu’il se passait au niveau du corps physique. J’ai découvert cette technologie qui n’avait pas encore été matérialisée, le phénotypage médico-légal, en 2012-2013, puis, en 2014, le premier portrait d’un suspect réalisé ainsi a été publié. Regardez les exemples de prédictions qu’ils présentent sur leur site : ces visages sont incroyablement génériques, c’est en gros le même visage avec des différences au niveau de la couleur de la peau, de celle des yeux et de celle des cheveux. Et ces résultats extrêmement ambigus sont livrés directement aux mains de la police. En parlant de police, certains de leurs services m’ont contactée pour solliciter ma collaboration à des enquêtes après avoir lu des choses à propos de mon travail dans les médias. Pourquoi vous ont-ils contactée puisque des entreprises comme Parabon NanoLabs existent ? Elles n’existaient pas encore, c’était en 2012. Parabon NanoLabs a été lancé fin 2014. Et les gens continuent à me contacter parce qu’ils sont très chers. C’est fascinant de penser que la police puisse contacter une artiste pour cela… Une artiste qui est même critique de ces processus sur son site web ! De telles collaborations ne se sont jamais concrétisées mais, en 2015, j’ai été contactée par Paper Magazine qui menait un entretien avec Chelsea Manning par voie postale alors qu’elle était détenue dans une prison militaire (où il était impossible de la photographier). Ils m’ont demandé de faire un portrait d’elle à partir de son ADN pour illustrer l’interview, j’ai aussitôt accepté. Il n’ y avait aucune photographie de Chelsea Manning disponible à ce moment-là, son visage était littéralement censuré. J’ai donc reçu une enveloppe contenant un coton-tige passé dans sa bouche et une mèche de ses cheveux dont j’ai extrait l’ADN que j’ai analysé pour générer des portraits d’elle.
Et vous en avez d’abord proposé deux versions, l’une avec un genre algorithmiquement désigné comme neutre, et l’autre, comme feminin… J’ai généré deux versions de son portrait, l’une androgyne, avec le paramètre du genre laissé à zéro, et l’autre paramétrée comme féminine, à la manière dont elle s’identifie. J’ai exposé ces deux visages côte à côte pour montrer précisément à quel point l’idée de sexe biologique est limitative et à quel point il est absurde d’avoir une idée stéréotypée de ce à quoi un visage sexué est censé ressembler. Deux ans plus tard, une fois Chelsea libérée après sept ans d’incarcération, vous avez exposé ensemble une série de trente visages différents issus de son ADN, Probably Chelsea, dans lesquels une multiplicité de formes d’yeux, de nez et de lèvres sont incarnées sur une grande variété de couleurs de peau, donnant l’impression d’un groupe uni qui nous ferait face. Qu’est-ce qui permet une telle latitude dans la production de ces variations ? Les données génomiques peuvent raconter une multitude d’histoires différentes quant à qui vous êtes et à ce que vous êtes. Probably Chelsea montre à quel point votre ADN peut être interprété, et à quel point sa lecture peut être subjective. Il y a 6 milliards de paires de bases dans le génome humain, dont la plupart sont partagées par tous. La majorité des variations entre les personnes se situent dans des régions non codantes de l’ADN, c’est-à-dire dans les espaces entre nos gènes qui n’ont pas de fonction connue. Par ailleurs, il devient de plus en plus évident que l’influence de l’environnement modifie l’expression des gènes, activant et désactivant certains gènes à différents niveaux et dans diverses combinaisons. Que peut nous dire un génome ? Il peut nous donner des indices ou des probabilités de phénotypes. Il peut établir un lien entre les gens et leur famille ainsi que leurs ancêtres récents. Il peut aussi nous relier intimement à l’histoire de l’homme et de l’évolution. Mais sans certitudes ; toujours par de simples probabilités. L’ADN peut raconter de nombreuses histoires et, comme toute donnée, il se prête à de multiples interprétations. Par exemple, la variante GG du polymorphisme rs12913832 de Chelsea, qui est souvent considérée comme synonyme d’yeux bleus en Europe du Nord, se retrouve également dans les populations hispaniques, afro-américaines et sud-asiatiques, avec des phénotypes variables. Ainsi, les mêmes données exactes peuvent être lues de différentes façons. Cette variante pourrait donc être utilisée pour prédire que Chelsea est plus susceptible d’avoir les yeux bleus et d’être d’origine européenne, bien qu’il y ait aussi de fortes chances qu’elle ait les yeux bruns et qu’elle n’ait pas beaucoup ou même pas du tout d’ascendance européenne. Chaque variation génomique est une donnée, un nouvel indice et une autre histoire possible. Au fur et à mesure que l’on rassemble davantage de données, certaines choses deviennent plus probables et d’autres moins, mais il n’y a jamais de certitude et il y a toujours d’autres récits possibles. Probably Chelsea représente ces récits alternatifs et un échantillon des nombreuses histoires que l’ADN de Chelsea peut raconter.
(Image en une : Heather Dewey-Hagborg & Chelsea E. Manning, A Becoming Resemblance, 2017. Vue d’installation, Fridman Gallery, NY. Courtesy Heather Dewey-Hagborg ; Fridman Gallery. Photo : Paula Abreu Pita.)
Publié à l’occasion des expositions / événements suivants :
Big Bang Data, MIT, Cambridge, 11.10.2017 – 30.03.2018
A Becoming Resemblance (solo), Transmediale, HKW, Berlin, 31.01 – 04.02.2018
I am here to learn, Frankfurter Kunstverein, 15.02 – 08.04.2018
Stranger Visions (solo), Emory & Henry College, Virginia, 12.02 – 09.03.2018
IFVA Festival, Hong Kong Arts Centre, 06.03 – 20.03
Genomic Intimacy, MU, Eindhoven, 11.05 – 08.07.2018
The Future Starts Here, Victoria and Albert Museum, London, 12.05 – 04.11.2018
- Publié dans le numéro : 85
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- Du même auteur : Paolo Cirio, RYBN, Sylvain Darrifourcq, Computer Grrrls, Franz Wanner,
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