Paris noir

Des histoires de l’art en vibration
En donnant à voir cinquante ans de créations panafricaines, l’exposition « Paris noir », sous le commissariat d’Alicia Knock, propose la reconnaissance d’une histoire longtemps invisibilisée au tournant d’un processus de décolonisation. Loin d’être une exposition rétrospective, c’est un parcours dans un manuel d’histoire de l’art moderne et post-moderne. En s’inscrivant dans la mythique lignée des expositions « Paris-Moscou », « Paris-New York » et « Paris-Paris », l’enjeu critique devient majeur pour rattraper le retard d’une histoire fondamentale dont les figures sont souvent reléguées au rang de créateurs périphériques aux propositions marginales. L’exposition engage un geste curatorial qui confronte un récit national encore profondément inégalitaire à une histoire de l’art traversée par les luttes d’émancipation, les circulations diasporiques et les formes de résistance. En s’intéressant aux artistes africains et afro-descendants ayant vécu, étudié ou exposé en France, le Centre Pompidou rend visible une modernité. L’exposition crée les conditions d’une autre narration, attentive aux voix minorées et aux filiations oblitérées pour réparer l’effacement institutionnel.

Huile sur carton / Oil on cardboard, 45,7 × 35,6 cm. The Kilbourn Collection. © Estate of Gerard Sekoto/Adagp, Paris, 2025. Photo : © Jacopo Salvi.
ORALITÉ DISCURSIVE
Le point de départ de l’exposition est l’année 1947, année de création de la revue Présence Africaine ; elle se clôture en 1990, année de création de la Revue noire. La chronologie retrace les relais éditoriaux, les lieux d’énonciation, les premiers écrits et mises en récit des expériences diasporiques. L’exposition rappelle que l’histoire de l’art se construit aussi par les textes, les déclarations, les prises de position. Les intellectuels de la négritude, Aimé & Suzanne Césaire, et Frantz Fanon, sont convoqués dans leur apport à ce processus d’émancipation.
Au centre de cette colossale trajectoire théorique et esthétique, c’est Édouard Glissant qui fait figure de matrice. Par sa pensée archipélique du « Tout-Monde », la présence du poète organise et répartit le propos, l’exposition devient un espace en vibration, rhizome de pensées et de formes, d’archives et de gestes, de pratiques et de discours. Soulignant aussi les rencontres et opacités partagées entre les artistes et les intellectuels au sein d’un Paris idéal, d’un Paris relationnel, le rapport tutélaire entre l’écrivain James Baldwin et le peintre Beauford Delaney, tous deux exilés aux marges d’une capitale accueillante ou indifférente, est un exemple de ces affinités électives rendues visibles.
FAIRE COLLECTIF, FAIRE HISTOIRE
« Paris noir » propose un métissage entre artistes, intellectuels, contextes, continents et supports expressifs. C’est une constellation ouverte suggérant des rapprochements esthétiques, politiques ou géographiques. En témoigne l’impressionnante tenture de Georges Coran, Délire et Paix, titre tiré d’un poème d’Aimé Césaire, où le vocabulaire formel dépeint la nature caribéenne dans une palette aux couleurs fauves, montrant la porosité des démarches avant-gardistes. L’exposition ne fige pas un canon, elle l’ouvre, en engageant un geste radical ; celui de rattraper le retard d’une histoire existante, d’en rectifier les exclusions et de « transmettre les savoirs des transmetteurs » (A. Knock). Afin de tisser ce récit complexe, ce sont plus de 150 artistes, pour la plupart inédits en France, qui s’y déploient. On y croise notamment Gerard Sekoto, Wilfredo Lam, Faith Ringgold, Ernst Mancoba, Uche Okeke ou encore Ted Joans. L’exposition souligne la diversité des formes où tout un outillage critique et archivistique – carnets, documents, manifestes, photographies, carnets de croquis – côtoie peinture, sculpture, textile, gestuelle et abstraction. C’est une autre modernité qui se dessine, décentrée et vibratile. Elle propose des correspondances, des dialogues plastiques et théoriques, et compose des rencontres entre différents courants et contextes. Une histoire polyphonique, polycentrée et articulée.
La curation permet la lisibilité d’un corpus dispersé, car « Paris noir » propose une constellation protéiforme ainsi qu’un champ de résonances de pratiques solidaires, liées par la nécessité de prolonger une histoire commune. Visible par le dialogue proposé entre les œuvres de la peintre et collagiste Luce Turnier et celles de l’artiste et écrivain Max Pinchinat, permettant d’établir des contours d’une histoire de l’art haïtienne. Il ne s’agit pas uniquement d’ajouts esthétiques à une narration dominante, il est aussi question de la construction d’une histoire plurielle et exigeante. Les pièces de Bertin Nivor et Ernest Breleur, tous deux membres du groupe Fwomajé, montrent la volonté du collectif de créer des formes d’expressions caribéennes tout en conservant des identités propres. Loin de tomber dans les évidences, l’exposition parvient à rendre singulières les filiations collectives.

Encre sur toile de coton / Ink on cotton canvas, 227 × 295 cm. Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris. Achat, 2025. © Georges Coran. Photo : © Claude Coran.
ESPACE DE RECONNAISSANCE
Ce sont des histoires de constructions identitaires et de solidarités artistiques, parfois silencieuses, souvent invisibilisées qui trouvent dans « Paris noir » une mise en espace. Le parcours scénographique en souligne l’ambition, accompagnant subtilement les singularités au sein de la pluralité de formes et de voix. Chaque salle dévoile une décennie, un territoire, un faisceau de pratiques, et révèle l’ampleur et la complexité d’une histoire panafricaine qui n’a pas attendu qu’on l’écrive pour exister. L’ensemble est complété par des installations produites spécifiquement pour l’exposition, dont l’atelier-œuvre de Valérie John, proposant un sanctuaire de la mémoire composite, celle de Nathalie Leroy Fiévée présentant sa série Origines dans une monumentale vitrine déployée en forme de leporello ou encore la fresque murale réalisée in situ par l’artiste urbain Shuck One. « Paris noir » est un espace de possibles, un lieu où s’inventent de nouvelles trajectoires de pensée, de nouvelles lectures du sensible. C’est une exposition de voix, dans leur vibration. Une histoire où modernité et africanité se rencontrent et où chaque salle pose la même question : pourquoi une telle exclusion ? L’exposition répond par l’affirmation des pratiques et des présences en proposant une reconfiguration du récit muséal.

NOUVELLE CARTOGRAPHIE
« Paris noir » incarne un geste canonique réparant l’invisibilisation historique des artistes noirs, sans franchir ni exclure un fil rouge plus conflictuel. Par contraste, les propositions personnelles de Raymond Saunders chez David Zwirner et d’Euridice Zaituna Kala à La Criée offrent une intimité politique, l’une par la texture de la migration, l’autre par le médium fragile de la mémoire écologique et culturelle.
L’exposition monographique de Raymond Saunders incarne la modernité noire traversée de ruptures et de symboles. Son œuvre se concentre sur la trame intime de la migration, de l’exil, de l’identité fragmentée. Collages, accumulations, couleurs intenses, la sélection des pièces exposées se focalise sur deux ensembles, celui des fleurs et celui des portes. Une poétique du désordre qui raconte l’Amérique noire depuis Paris et démontre que les marges sont aussi des centres.
À La Criée, Euridice Zaituna Kala approfondit encore cette ligne puisque sa proposition est d’une intimité politique saisissante. Apparition et disparition des corps, voix ou mémoires. Elle ne cherche pas à corriger un récit, mais à mettre en lumière les opacités de l’Histoire. Son travail s’inscrit dans une archéologie vivante des archives, entre invisibilité et activation. À travers des installations et performances, elle révèle les tensions de l’effacement et souligne les lacunes de l’histoire. L’artiste poursuit, par d’autres moyens, le geste initié à « Paris noir » : celui de rendre lisible l’éparpillement de composer une mémoire de la dispersion, qui forge ses propres méthodes.

UNE HISTOIRE À PROLONGER
Ces expositions satellites ne sont pas des à-côtés, mais prolongent et sont les continuations nécessaires d’un chantier plus large. « Paris noir » ouvre le champ, Raymond Saunders et Euridice Zaituna Kala en creusent les interstices. Composant une autre géographie de l’art moderne où les invisibles parlent enfin depuis le centre. Les trois propositions forment une cartographie plurielle du sensible et de la mémoire. Elles déplacent le regard critique et proposent de nouvelles façons de penser l’histoire de l’art.
Une leçon pour la critique contemporaine.

© Estate of Raymond Saunders. Courtesy of the Estate of Raymond Saunders and David Zwirner.
Head image : Vue de l’exposition / Exhibition view « Paris noir » au Centre Pompidou, 19.03 – 30.06.2025, Galerie 1, niveau 6. © Hervé Véronèse.
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