Nouvelles énumérations
Nouvelles énumérations
L’énumération a d’étranges pouvoirs. Elle nourrit par exemple la passion érudite (et un peu suspecte) de l’accumulation savante : « telle référence, telle référence, telle référence… ». Plus rafraîchissante, elle réveille la mémoire quand une contrainte oulipesque fait réapparaître les lieux d’une jeunesse perdue, progressivement reconstituée : « un oreiller, une chambre, le bruit d’une cour d’école, une impasse, le temps qu’il faisait… ». Quant à nos données personnelles à visée publicitaire, elles isolent les caractéristiques d’une « identité » toujours plus atomisée : « âge, genre, habitudes, goûts… », sans parler des biais (irrationnels) qui déterminent nos clics.
Si variées soient-elles, que cherchent ces énumérations verbales ? La totalité enfin retrouvée de tout ce qui nous est propre ? Peut-être. Une suite de plaisirs toujours nouveaux ? Pas tout à fait. Elles ne cherchent peut-être pas grand-chose, tant elles vivent de ce report continuel, dissimulant plus ou moins mal l’angoisse que quelque chose échappe à leur volonté encyclopédique, ou, plus simplement, que ce décompte prenne fin.
Mais il existe d’autres énumérations, non seulement verbales mais plastiques, non seulement additionnelles mais désenchaînées, constellées, multidirectionnelles. Plus difficiles à ordonner, ces énumérations trouvent récemment leur modèle dans la collecte écologique ou dans les nouvelles technologies de lecture. Elles nous font passer de la linéarité d’une phrase à d’autres profondeurs, pas moins angoissées sans doute, mais qui donnent à vivre le temps autrement, et ce, dans l’incrédulité générale : c’est que le monde tient à son angoisse de la fin avec déroulement prévisible. Or il faut contredire le monde. Enchâsser d’autres mondes dans le monde (en fêtant le centième anniversaire de la publication d’Ulysse par exemple) et, surtout, faire circuler d’autres temps, et donc un peu d’espoir, au milieu du « temps qui fuit et nous traîne avec soi » (Boileau).
Dépositions écologiques
Qui a encore oublié de débarrasser ? Dans l’exposition « Sporal », au Palais de Tokyo, ce n’est plus Daniel (Spoerri) mais Mimosa (Échard), dont les autres « tableaux-pièges » se répandent et se compliquent : avec empêtrement de moustiquaire notamment, ou immersion dans la bave de crapaud, assez inoffensive finalement, acidulée plutôt qu’acide. Au menu de la potion magique, des « boules de piscine, corde en soie, élastiques, faux pistils, fleurs de pois bleu (Clitoria ternatea), gélules, kapok, laine, lampions, moustiquaires, noyaux de cerises, œuf en plastique, perles de rocailles… ».
Autrement dit : « Ce que je veux, c’est tout mettre, saturer, mais par transparence » (Virginia Woolf).
Parfois, les colliers de perles colorés tombent de haut comme une coulée de glue fluo figée sous une étoile. Elle indique en tombant un petit maelstrom saisi une fois pour toutes au fond d’une bassine dans laquelle on vient de s’amuser à tout mélanger, sans trop y croire. Cette croyance légère aux recettes incertaines, magiques pour rien, accompagne l’idée d’une écologie (enfantine ?) de l’art, qui réinventerait un tact en même temps qu’une attention à ce que contient le donné, malgré son épuisement apparent : une attention inventive, qui étonne le donné, et même l’excède, par surprise.
Comment, avec pas grand-chose, faire non seulement quelque chose, mais de l’incroyable ? En mimant avec le plus de sérieux possible l’énumération cérémonielle d’ingrédients trouvés dans un vieux grimoire qui n’existe pas – aussi parce que sa rédaction ne se distingue plus d’un work in progress ? Il y aurait ainsi une écologie de l’art à la manière d’une écologie du récit qui élargirait notre monde par l’entremise de contes légendaires ou de romans fantasy, ouvrant tout un avant-monde archaïque, de dragons et de magiciens, dont le nôtre ne serait que le rétrécissement réaliste et sans âme, voué à l’instrumentalisation économique. Dans Valet Noir – Vers une écologie du récit (éd. Corti), Jean-Christophe Cavallin évoque ces narrations merveilleuses ou mythiques dont la fonction serait d’« augmenter notre contexte » en y incluant les survivances d’un monde de puissances disparues ou de temporalités cycliques oubliées, de retour aujourd’hui sur le mode de l’angoisse écologique. Non qu’il s’agisse de croire à ces légendes féériques ou terrifiantes, mais de sentir ce qu’elles ouvrent en nous comme directions nouvelles pour la pensée et l’imagination, et aussi comme peurs et promesses dignes d’un récit partagé. Récit en contexte, pris dans un temps qui nous dépasse, dont l’équivalent en peinture serait ce pouvoir d’énumérer entre deux composants traditionnels des espèces jamais répertoriées, agençant le naturel et le surnaturel, le réel et le surréel, le révolu et le jamais vu. Or le réveil de cet imaginaire-plastique ne va pas sans l’éveil pratique, très concret, d’un soin minutieux et imaginatif (archaïque et futuriste, puéril et sans âge) devant ce qui traîne innocemment, ne veut rien dire mais anime le désir d’y insuffler le temps d’une histoire, où réinventer autrement ce qui existait déjà, un peu caché mais suffisamment irisé pour attirer l’œil : la trace encore fraîche d’une limace dans l’herbe, un vieux jouet en plastique des années 1990 sous sa poussière encore fraîche. Que deviendront-ils, dans votre récit plus large que votre monde ? Pour quels désirs, de quelles autres récoltes ?
Un peu plus loin, sur le sol de l’exposition « Réclamer la terre », apparaissent des tessons de bouteilles devenus coquillages en porcelaine remplis d’une couleur impossible, fluorescente (Kate Newby), ou des plantes en bronze dispersées sur un drap (Abbas Akhavan). Tombés là dans un même silence, ils attirent l’œil et une sorte de recueillement. Les plantes en question évoquent les conséquences y compris écologiques de la guerre d’Irak débutée en 2003 sous commandement américain (récemment encore George W. Bush condamnait l’illégitimité flagrante de cette guerre dans un lapsus incroyable, mêlant l’Irak, l’Ukraine, et l’excuse enjouée : « I’m 75 ! »). C’est peut-être que dans tout recueil, il y a un recueillement, en mémoire d’autres mondes, d’autres logiques moins mortifères, d’autres gestes qui auraient donné une tout autre forme à ces rebuts déjà fossilisés. C’est aussi (croyons aux légendes) que dans toute collection il y a une Déposition, et la possibilité phosphorescente d’une Résurrection. Par exemple d’un jeu d’enfant sensible à la diversité du monde qui l’environne, à ses lieux et à ses temps encore à découvrir.
Vertiges du scroll
Sur un écran de smartphone, le scroll vers le haut est une archéologie de l’intime. Comme dans tout texte, on y remonte le temps, mais sans le hoquet descendant de la page retournée, celle du roman dont on a raté un passage ou le nom compliqué d’un énième personnage. Dans notre cas, le scroll (ou scrolling) est au contraire une pure élévation continue, celle d’une archéologie inversée, qui s’élève au lieu de creuser dans les profondeurs. Un pouce suffit pour énumérer (recompter, ressasser) la série des messages reçus et envoyés, vers le plus intéressant ou qu’on croyait tel : « Ah non tiens, finalement… ». Vérification décevante, réconfortante, inspirante, ou pire : heureuse. Et parfois, à quelques années de distance : stupéfiante. C’est qu’on ne lisait (ressentait, vivait, se fourvoyait) pas de la même manière. Décalage en pleine introspection, non plus au milieu d’un journal intime, mais devant notre réaction à l’autre, désormais étrangère à nous aussi.
Les messageries instantanées relèvent donc d’une archéologie personnelle, mais aussi d’une géologie à plus large échelle historique. En effet, qu’arrive-t-il si on remonte ces messages instantanés encore plus loin, avant même leur invention technique (inimaginable pour les plus jeunes générations), et qu’un message apparaît malgré tout – récit fantastique, soudainement inquiétant. Dans ses Chats-posters (2020), Thomas Hirschhorn dispose quelques cristaux à la surface d’écrans d’échanges WhatsApp agrandis, cartonnés, fake, humbles, enfantins, brechtiens. À force de remonter dans les strates géologiques du temps, on lit le fragment d’un message de Simone Weil (1909-1943), par exemple : « L’attention est la forme la plus rare et la plus pure de la générosité ». On a retrouvé la suite de cette lettre adressée au poète Joë Bousquet, datant du printemps 1942, un an avant la mort de la jeune philosophe qui avait rejoint la France Libre à Londres : « Il est donné à très peu d’esprits de découvrir que les choses et les êtres existent. Depuis mon enfance, je ne désire pas autre chose que d’en avoir reçu avant de mourir la révélation complète ». Juxtaposés à des images de ruines récentes après bombardement, dans un collage bricolé finalement tout sauf chronologique, ces messages font retentir de loin l’impératif, « depuis [s]on enfance », d’une attention à ce qui existe. Une attention comme désir, qui se glisse n’importe où, entre les destructions d’un siècle à l’autre, vers un Ailleurs qui est aussi un Ici et Maintenant – l’éclat d’un cristal par exemple, plus intense sur cette facette-là. C’est une enfance qui nous interroge : comment faire pour que l’attention à ce qui existe, aux variations minérales ou vivantes, devienne une conquête, et même une espèce de don (une « générosité », dit Simone Weil) ? Comment faire pour qu’un éclat du cristal soit l’occasion non seulement d’un selfie furtif mais d’une attention plus large, inscrite dans le temps ?
Chez Rabih Mroué, les messages d’une correspondance par fragments numérisés laissent place aux strates collectives d’une autre histoire de guerre. L’artiste libanais projette sur un écran d’une hauteur impressionnante, au format d’un smartphone qui traverse cette fois l’équivalent de deux étages du KW Institute for Contemporary Art de Berlin, une série de strates visuelles, collages d’extraits de journaux sans respiration pour l’œil : ruines de bombardements, manifestations, explosions, déserts, ruines à nouveau (Images Mon Amour, 2021). Monument pour une mémoire en crise, pour une histoire bloquée, cette énumération visuelle pourrait se répéter à l’infini (comme ces dispositifs pré-cinématographiques qui faisaient tourner sur un disque une série de dessins pour la même scène en boucle). L’avant et l’après, la cause et l’effet, tous les paramètres (chrono-)logiques d’une lecture de l’histoire sont à reprendre face à ce nouveau défilement, qui est aussi une litanie : il s’agit de dire ce qui ne s’articule plus, ou pas encore. Le regard grimpe sans adhérer vraiment à cette échelle mobile d’un monde en ruine, mais ce scroll à large échelle semble donner vie à un principe de répétition que l’analyse ne sait pas inscrire dans la rationalité historique – par exemple du Liban et de ses conflits inter-nationaux et inter-communautaires perpétuellement réactivés, comme récemment encore avec la crise syrienne.
Devant l’immangeable feuilleté de temps, qui l’emportera de la gravité écrasante qui fait chuter les images ou de notre attention qui remonte leur fil en quête de singularités ? C’est qu’il nous faudrait commencer par réapprendre à énumérer dans le mouvement d’une mémoire à deux faces, vers le passé et vers l’avenir, contre la paralysie qui laisse stupéfait, avant même d’analyser à nouveau l’enchaînement des causes et des effets, et même d’interroger le futur. Ou l’art comme modeste complication du Temps, tentative par tous les moyens, à toutes les échelles temporelles et spatiales, de remettre la lecture (et notre désir de lire, et notre désir tout court) en mouvement.
Image mise en avant : Vue de l’installation dans l’exposition Rabih Mroué « Under the Carpet », Schering Stiftung Award for Artistic Research 2020, KW Institute for Contemporary Art, Berlin 2022.
Photo : Frank Sperling.
- Publié dans le numéro : 101
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- Du même auteur : Matière en sursis, Décrire, léger,
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