Le sujet est la nouvelle forme

par Ingrid Luquet-Gad

« Le sujet est la nouvelle forme ». En apparence, cette petite phrase aurait la vacuité des slogans pour t-shirts. Mais à la recontextualiser, elle identifie avec une précision redoutable la condition qui prévaut dans l’art aujourd’hui. Le constat intervenait au détour de la review de la Biennale du Whitney 2019 de Roberta Smith pour le New York Times Magazine. À son tour, Jerry Saltz la reprenait dans sa propre chronique pour Vulture1 : « Le sujet est un trait formel aussi important que la forme elle-même en tant que véhicule de changement et de nouveauté ». Pour la première fois, la biennale pouvait se targuer d’une liste d’artistes scrupuleusement diversifiée en matière de genres et d’origines. Cependant, les deux auteurs constataient qu’au niveau des œuvres cette diversité n’apportait pas l’innovation formelle qu’on aurait alors été en droit d’escompter. Pour autant, ils n’en saluaient pas moins la qualité de la biennale, représentative d’un état de fait et des forces vives d’artistes aux trois quarts âgés de moins de quarante ans : chez toute une génération d’artistes, l’esthétique n’est tout simplement plus le souci premier. « Souvent, des œuvres formellement conventionnelles exhalent et bouillonnent d’un feu contenu », ajoutait Jerry Saltz. Le canon, les styles, les médiums et l’histoire de l’art au sens large servent désormais de matière dans laquelle puiser librement pour exprimer son message. Les années 1980 seraient-elles de retour ? L’énoncer rappelle en effet furieusement les grandes heures du post-modernisme. Et pourtant, c’est encore autre chose : ici, pas de joyeux nihilisme, pas d’ironie décadente. Tout le contraire : une urgence du discours, de l’expression et, surtout, du message.

Le contenu prime. Le contenu, c’est-à-dire les préoccupations écologiques, queer et coloniales, à l’exception, peut-être, des problématiques de classe, dont l’absence est flagrante. Pour le visiteur de ces lieux, qu’on peut sans trop prendre de risque supposer progressiste, ces éclairages sont convenus. Il les reconnaît des réseaux militants, il a lu les textes convoqués, acquiesce aux références enchâssées et aux enjeux soulevés. Une fois ceci posé, il en résulte aussi que rien ne bouscule non plus les catégories de pensée que chacun aura emmenées avec lui depuis le monde extérieur. Les mêmes interrogations, les mêmes débats y ont cours, avec les mêmes modalités. La forme parle, et elle parle comme un texte. L’art devient politique en se confondant avec le réel. Les œuvres sont des tracts. Il y a urgence certes, personne ne pouvant aujourd’hui nier les crispations identitaires et les reflux conservateurs. Est-ce à dire pourtant qu’à long terme, cette prévalence-là du sujet sur la forme soit souhaitable ? Ce glissement-là, et l’habitude d’acquiescer ensemble qui en découle, deux essais parus cet été s’y penchent. À la fois White2de Bret Easton Ellis et Contre le théâtre politique3 d’Olivier Neveux reviennent sur la polarité sujet / forme, qu’ils abordent de leur côté sous l’opposition idéologie / esthétique. La situation d’énonciation des deux auteurs ne pourrait être plus différente. D’un côté, l’abandon du roman au profit d’une écriture hybride entre autobiographie, littérature de confession et critique culturelle, de la part de l’enfant prodige du Brat Pack littéraire des années quatre-vingt ; de l’autre, un pamphlet richement étayé de l’universitaire Olivier Neveux, professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre à l’ENS de Lyon. La flamboyance égotique et la tempérance historique. L’industrie du divertissement et la scène publique des philosophes. Et pourtant, le propos et les termes sont étonnamment concordants. Tous deux pointent — et mettent en garde contre — la pente glissante menant de la politique à la morale, de l’esthétique à l’idéologie, de l’ambiguïté au message.

Pour Bret Easton Ellis, l’idéologie revient à « exprimer une opinion et vous forcer à éprouver certains sentiments » tandis que l’esthétique implique de « jouer le truc différemment en montrant les choses de façon neutre et en vous demandant d’apporter quelque chose, par exemple un aspect compliqué et contradictoire ou moralement ambigu que le film ne va pas simplifier ou résoudre pour vous » (p. 102). Une œuvre, en l’occurrence un film (Bret Eason Ellis prend ici l’exemple de Moonlight qu’il oppose à King Cobra) peut défendre des idées progressistes (un adolescent noir et gay broyé par une société inique) tout en n’étant esthétiquement pas une bonne œuvre. Le point principal concerne ici la réception : l’œuvre d’art est par nature complexe et chaotique, comme les individus auxquels elle s’adresse. Or, en se soumettant à « l’intuition collective », elle court le risque de se soumettre à la tentation « d’effacer […] à la fois la subjectivité et l’objectivité ». De son côté Olivier Neveux pointe également la perversion de la production mécanique d’effets. « Penser une politique des œuvres, ce n’est pas les envisager d’un point de vue idéologique et les interroger à l’aune du reflet de qu’elles sont supposées être, pas plus que de repérer les signes supposés produire mécaniquement tel effet ou témoigner, par leur transparence, de telle volonté. » (p. 17).

Chez Bret Easton Ellis, le fantasme inclusif est « ce qui arrive à une civilisation lorsqu’elle ne se soucie plus du tout d’art » (p. 107). Même constat pour Olivier Neveux, déplorant la déperdition de l’œuvre, « la grand absente, l’ignorée, reléguée au vieux modernisme ». Qui précise alors : « On a certains soirs l’impression que le théâtre offre des digest théoriques à qui n’en aurait pas le temps ou le goût […]. La radicalité théâtrale consiste, parfois, à déplacer, refroidi, déconflictualisé et normalisé, ce qui irrigue, ailleurs et depuis des années, les offensives et les discussions activistes » (p. 160). L’art idéologique explique, démontre alors Olivier Neveux, convoque à la fois l’« ordre explicateur » et ses « implications abrutissantes » exposé par Jacques Rancière dans Le Maître Ignorant (1987) et le « positivisme esthétique » qui « remplace le déchiffrement théorique des œuvres par leurs effets » de Theodor W. Adorno dans sa Théorie Esthétique (1970). Et d’en conclure que cette approche là est « une manière de contraindre et de rapetisser l’œuvre à ce qu’elle est censée produire – et de n’avoir à produire aucune intelligence immanente de ce qu’elle est », son existence étant « tributaire de ce qu’elle promet d’affecter, de son projet d’effets, de son volontarisme pratique » (p. 163). L’autonomie de l’œuvre dérange. Elle dérange la logique d’une culture que l’on voudrait rationalisée, utile, productive. Qu’il s’agisse du volontarisme pratique ou, chez Bret Easton Ellis, de la « culture d’entreprise » et de ses « robots vertueux », il plane sur l’état de l’art la menace de l’arasement de son espace réservé.

La scène, la page, l’écran, l’espace d’apparition des œuvres sont devenus poreux. On y pénètre avec les gros souliers du quotidien, à la semelle desquels collent les valeurs et les impensés d’un système de gouvernement nommé néolibéralisme. Insister sur la réception des œuvres, leur réception en masse et par le groupe, revient également à mettre en évidence la fabrique d’un certain type d’individu, et de spectateur, par le système en question. L’économie pénètre toutes les sphères de la praxis, produisant un sujet sommé d’être toujours plus performant et compétitif. Celui-ci est entraîné dans une spirale d’auto-optimisation qu’il croît désirer mais exécute en réalité par défaut, faute de structures externes à même de garantir l’arbitrage. Le glissement de la forme au sujet reflète la pression d’apparaître au niveau de l’artiste : celui-ci, pour émerger, pour être visible (et, encore une fois, parce que les structures faisant opposition au jeu de la concurrence se délitent), est sommé d’affirmer une position de sujet cohérente, identifiable. L’ambiguïté – celle de l’œuvre, celle des différentes parties de la production d’un même artiste — , on le comprend, est un obstacle. Un échange entre Chris Kraus et Ariana Reines publié dans Texte zur Kunst évoquait à ce sujet une rentabilisation des affects. Cette dernière déclarait : « en un certain sens, ce que vendent les artistes est en quelque sorte les itérations d’une certaine position subjective qu’ils représentent. À partir de là, ils peuvent faire beaucoup de versions de ce qu’ils produisent […]. Et donc, d’une certaine manière, tout se passe comme si vous achetiez une partie de l’état de conscience qu’ils représentent4. »

De l’autre côté, au niveau de la réception, Bret Easton Ellis identifie chez l’acteur hollywoodien, toujours mesuré, modéré, agréable et pour ainsi dire « climatisé », les prémisses de la condition par défaut des individus du régime néolibéral. Plus que d’un moyen terme, le cas de l’art contemporain et des œuvres à sujet politique relève davantage d’une entente sur les « bonnes » valeurs – ce que les anglophones qualifieraient de woke. La part conflictuelle de la politique, et de l’humain, a été escamotée. Le fait politique brut s’est transformé en la politique établie, et l’on vient alors devant les œuvres acquiescer en masse aux paradigmes dominants de son groupe plutôt que de remettre à plat ses systèmes de pensée – quitte à en sortir avec des convictions refondées, renforcées. Ces réflexes font le lit des manipulations de masse auxquelles les individus déliés néolibéraux ne sont pas moins exposés, précisément parce qu’ils dépolitisent et ne pratiquent la politique qu’en tant que signe extérieur d’allégeance au consensus.

Où est alors passé l’individu doté d’une conscience critique, cet individu qui ne préexisterait pas à l’œuvre mais serait au contraire façonné par elle, par l’espace-temps spécifique qu’exige son appréhension et par la reconfiguration des habitudes perceptuelles et des certitudes morales qu’on serait en droit d’exiger d’elle ? Le mode de réception des œuvres, de ces œuvres favorisées voire engendrées par une structure néolibérale de mise en concurrence des individus précarisés, induit également une déresponsabilisation de l’individu même. Nous assistons, tel serait le constat ultime, à une capture de l’individu par le vocabulaire et les valeurs du néolibéralisme. L’individu serait forcément du côté de la rentabilité, tout en faisant masse avec un tissu d’autres individus, pas un groupe en tant que tel, mais une constellation de ces robots vertueux juxtaposés par un consensus qui, en réalité, ne provient pas tant d’une adhésion mesurée que de l’intégration par chacun de la norme régulatrice. De fait, la frange progressiste de la société, celle qui se rend au théâtre ou au musée, semble tout bonnement avoir abandonné l’individu à l’ennemi. On s’y adresse au groupe, à la masse, mais sans jamais tenter de reconquérir l’individu et d’en faire un sujet pensant plutôt qu’intéressé, libre plutôt que muselé, comme si l’attitude fataliste avait conduit à cesser de lutter pour faire de l’espace de l’art un espace préservé des logiques de la vie réelle. On s’y adresse au groupe pour l’exhorter à participer, à être utile, à produire (du lien social, du consensus, des convictions peut-être monnayables ?). Olivier Neveux souligne : « Tel est le mot d’ordre, il est valorisé de s’engager, de faire plutôt que de regarder, d’être à l’initiative plutôt que spectateur » (p. 181)

Ce « chantage » au « faire, participer » qu’il souligne s’est, depuis cette année, déplacé. L’engagement politique des artistes est devenu structurel. Il porte sur la nature des institutions, sur leur orientation idéologique. C’est bien là que doivent porter les efforts. Ainsi de la Biennale du Whitney, on retient l’action contre Warren B. Kanders et les artistes ayant choisi de retirer leurs œuvres – grippant la mécanique mise en évidence plus haut qui capitalise sur leurs positions subjectives5. Mais il apparaît tout aussi urgent de ne pas laisser l’œuvre en pâture aux fins militantes. Le moment présent, et les actions directes d’artistes, seraient un point de bascule idéal pour séparer enfin l’idéologie de l’esthétique, pour asseoir la pureté et l’interdépendance de l’une et de l’autre au sein de ce projet total de l’art – de l’art, et non de la culture. À l’œuvre esthétique de redevenir le caillou de complexité dans la chaussure du néolibéralisme simplificateur, le lieu d’une expérience de l’altérité radicale et le rocher contre lequel viendraient échouer les taxonomies, les désignations et les certitudes existantes.

1 https://www.vulture.com/2019/05/whitney-biennial-review-jerry-saltz.html

2 Bret Easton Ellis, White, 2019, Paris, Robert Laffont.

3 Olivier Neveux, Contre le théâtre politique, 2019, Paris, La fabrique.

4 https://www.textezurkunst.de/103/feelings-i-fail-to-capitalize/

5 Michael Rakowitz refuse d’y participer et le fait savoir en février. Deux mois après l’inauguration, Korakrit Arunanondchai, Meriem Bennani, Nicole Eisenman, Nicholas Galanin, Eddie Arroyo, Christine Sun Kim, Agustina Woodgate et Forensic Architecture retirent leurs œuvres de l’exposition.


articles liés

La vague techno-vernaculaire (pt.2)

par Félicien Grand d'Esnon et Alexis Loisel Montambaux

La vague techno-vernaculaire (pt.1)

par Félicien Grand d'Esnon et Alexis Loisel Montambaux