r e v i e w s

Geister

par Patrice Joly

Geister 
Kunstmuseum Basel
20 septembre 2025 — 8 mars 2026
Commissariat : Eva Reifert 

Esprit es-tu là ? 

Les fantômes sont omniprésents dans notre environnement culturel, quand bien même « la présence des fantômes » est une spéculation langagière voire un oxymore, puisque leur existence même relève de la croyance en un monde de l’au-delà qui excède la rationalité. L’existence de phénomènes surnaturels étant soumise à sa vérification scientifique, qui exige qu’une expérience puisse se réitérer à l’identique lorsque les conditions de sa réalisation produisent les mêmes effets, il est pour le moins difficile d’attester de la réalité des fantômes selon cette méthodologie. Il s’agit davantage avec l’exposition présentée au Kunstmuseum de Bâle de déployer une histoire de la représentation des fantômes dans l’art du xviiie siècle jusqu’à nos jours avec tout ce que cela implique comme évolution de notre rapport à ce véritable phénomène de société. « Geister » réunit des œuvres maîtresses en provenance de divers musées et collections du monde entier, témoignant ainsi d’un intérêt indéfectible pour les esprits ; la coexistence de pièces au sein de l’exposition de différentes époques, du moderne au plus contemporain met en lumière une évolution du regard et des approches des artistes passant du mysticisme le plus marqué à la facétie la plus débridée. 

Benjamin West, Saul and the Witch of Endor, 1777.
Huile sur toile / Oil on canvas. Wadsworth Atheneum Museum of Art, Hartford, CT. Bequest of Clara Hinton Gould.

Le parti pris de l’exposition étant de mixer les différentes époques et les différentes ambiances et de témoigner d’un rapport à l’au-delà éminemment fluctuant, la première salle du musée nous met directement face aux différentes pistes qui balisent cette exposition. Un pepper’s ghost donne le ton en nous plongeant dans un jeu de reflets déconcertants : simple appareillage scénique composé d’une baie vitrée donnant l’impression d’une présence spectrale, le dispositif bien connu et encore utilisé de nos jours renvoie à une ambiance de cabaret et de duperie qui imprégna longtemps notre rapport aux esprits pendant le xviiie et le xixe siècle, terrain de jeu privilégié des charlatans et bateleurs en tous genres sachant profiter de la naïveté des badauds. Dans la salle suivante, une sculpture en marbre de Ryan Gander côtoie une annonce au néon de Susan MacWilliam (Where Are The Dead, 2013) lourde de sens tandis qu’une projection égrène des extraits des films montrant l’évolution du traitement des revenants au cinéma : nous sommes prévenus que le parcours de l’exposition évoluera entre gravité et mystère, mysticisme et drôlerie, sensationnel et grossière duperie.  

« Geister » est jalonnée d’œuvres historiques dont certaines proviennent des grands noms de l’art de l’époque comme William Blake, Eugène Delacroix ou encore Benjamin West dont le tableau Saul et la sorcière d’Endor (1777) donne l’une des premières représentations, sinon la première, d’un vieillard drapé dans un linge blanc, une imagerie qui deviendra virale en montrant par ailleurs ses liens avec la religion chrétienne et l’Ancien Testament. Preuve aussi que l’histoire des fantômes questionne et inspire l’élite artistique et intellectuelle de l’époque et se poursuit tout au long du xixe et même jusqu’au xxe siècle, comme en témoigne l’intérêt que lui porte un écrivain aussi célèbre que Thomas Mann dont les récits de séances de spiritisme, exposés sous vitrine, de même qu’un couteau inexplicablement brisé en plusieurs morceaux au cours d’une de ces séances, ne laissent pas de surprendre. Au xixe, l’émergence d’une pensée scientifique rationalisante n’empêche pas le mysticisme de se développer, voulant même emprunter aux méthodes de la science l’établissement des preuves d’une existence d’une vie après la mort : l’exposition documente richement cette époque où le médium, censé faire le lien entre l’ici-bas et l’au-delà, triomphe – d’innombrables œuvres sont produites avec le concours de ces derniers tandis que les photos de fantômes se multiplient. 

Claudia Casarino, Desvestidos, 2005.
Tulle, propriété de l’artiste / property of the artist. Photo : Claudia Casarino.

Avec l’art contemporain, le rapport aux fantômes et leur représentation prend une tout autre tournure, beaucoup moins dramatique et beaucoup plus « spirituelle. » Les représentations canoniques des fantômes deviennent le prétexte à toutes sortes de détournements facétieux : les esprits censément immatériels deviennent de lourdes statues en marbre (Ryan Gander, tell my mother not to worry, 2012), un manche à balai recouvert d’une étoffe blanche suffit à signifier la présence d’un fantôme (Erwin Wurm), de même qu’un courant d’air traversant une immense salle vide (encore Ryan Gander qui semble particulièrement inspiré par les spectres), les ectoplasmes de Mike Kelley lui sortent par les trous de nez : tout est bon pour tourner en dérision l’ancienne représentation des revenants dont les stratagèmes photographiques passés ont tendance à faire sourire malgré les postures de sérieux adoptés par les « témoins » des apparitions, à l’instar de celle de Georgiana Houghton « avec un esprit » par Frederick Hudson.  

Après l’ère de la croyance aveugle, où le recours à une photographie balbutiante sert à établir les preuves « tangibles » de l’existence des fantômes – les subtilités de cette invention naissante n’étant accessible qu’à un petit lot d’initiés –, voici que s’ouvre une ère de démystification qui va faire long feu. À la fin du xxe siècle, le fantôme n’effraie plus comme au xixe siècle, il s’installe dans le quotidien pour devenir un produit de grande consommation grâce entre autres à l’extraordinaire impact du cinéma, le public s’habituant peu à peu à sa vision, jusqu’à devenir une marchandise culturelle comme une autre : on le chasse avec un aspirateur et on l’adopte comme n’importe quel animal de compagnie, le petit fantôme Casper est rentré dans la chambre des enfants alors qu’il était censé les terroriser ; ce qui représentait jusqu’alors une étrangeté radicale et inquiétante devient une peluche rassurante, symbole de l’incroyable pouvoir alchimique du capitalisme à transformer toute répulsion première en pulsion d’achat. La présence du fantôme s’est diluée dans les mécanismes de la société, il ne se manifeste plus via une figuration désuète, mais sous la forme d’un dysfonctionnement qui vient perturber les systèmes d’éclairage (Philippe Parreno) ou encore via des glitchs qui font bugguer les ordis, s’adaptant aux nouvelles formes de fonctionnement de la société dont il vient réanimer les machines, histoire de perturber à nouveau la supposée rationalité du monde. Mais encore, il apparaît en filigrane d’histoires transgénérationnelles qui hantent nos sociétés patriarcales sexistes : la pièce de Claudia Casarino (Desvestidos, 2005), qui projette les ombres de chemises de nuit ajourées sur le mur lui faisant face, agit en métaphore parfaite de ces revenants familiaux qui hésitent entre transparence et dissimulation.  

Mike Kelley, Ectoplasm Photograph 10, (1 of a series of 15 photographs), 1978/2009.
Chromogenic print, Edition of 5 (1 APs). Copyright: © Nachlass des Künstlers / estate of the artist. Creditline: Courtesy Mike Kelley Foundation for the Arts.

Head image : Ryan Gander, Tell my mother not to worry (ii), 2012. Une sculpture en marbre représentant la fille de l’artiste, Olive, faisant semblant d’être un fantôme en se couvrant d’un drap blanc / A marble sculpture representing the artist’s daughter, Olive, pretending to be a ghost by covering herself with a white bed sheet. Private Collection ; Anish Kapoor, London, Photo : Ken Adlard.


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