Entretien avec ORLAN

par Eva Prouteau

Deux petites bosses et une série d’opérations-performances radicales ont suffi à masquer la diversité de l’œuvre d’ORLAN. Cabrée contre le cadre, l’artiste s’est pourtant mesurée au regard social bien autrement que par la chirurgie. Ses sculptures, performances, photographies, poèmes et manifestes, hybridations numériques, films et expérimentations biotechnologiques dessinent un auto-portrait anti-formaliste, où se campe fièrement une féminité sur-mesure, à l’identité nomade, mutante, mouvante. Rencontre avec ORLAN pour évoquer Un bœuf sur la langue, sa dernière exposition en plein montage dans une chapelle XVIe.

Vous avez une belle expérience des lieux patrimoniaux. Comment avez-vous abordé la Chapelle de l’Oratoire ?

C’est vrai que j’ai beaucoup travaillé dans ce type d’espaces, récemment à Maubuisson et à Lucca, en Italie. Ce sont des écrins qui exercent une forte pression sur ce que l’on y met, il faut à la fois essayer de se mettre en relation avec le lieu et de lui échapper, ne pas se faire dicter l’œuvre. Mais il y a toujours des manières d’être impertinent, de dérégler les choses.

Pouvez-vous expliciter le titre de l’exposition ?

Le bœuf sur la langue, c’est une expression de Bruno Latour qui, lorsque dans les colloques tout le monde se tait, dit : « nous avons un bœuf sur la langue, il faut enlever le bœuf ». Effectivement, formuler est essentiel, parler, voir quels sont les mots qui aujourd’hui accélèrent la pensée, individuelle ou collective. J’ai alors cherché ces mots qui précisément, sous différents aspects, me paraissent pouvoir enlever le bœuf sur nos langues. Mes accroches sont multiples, elles surgissent telles de « gros » mots spatialisés, des prolongements de corps-sculptures qui peuplent la Chapelle. J’ai imaginé beaucoup de corps-sculptures dans ma vie : ceux-là sont proches des mannequins de vitrine, qui présentent des mots mais aussi des vêtements .

Vos œuvres entretiennent souvent un dialogue complexe avec la mode.

Des rapports conflictuels, oui, mais qui demeurent importants. Dans chacune de mes opérations chirurgicales, tout reposait sur un grand couturier : Paco Rabanne, Issey Miyake, Franck Sorbier… Là je suis passée à l’acte de stylisme en créant des dessins de silhouette pour chacun des corps-sculptures. Ces vêtements ont la particularité d’être entièrement noirs d’un côté et multicolores de l’autre. J’ai fait fabriquer et imprimer un velours de soie par les établissements Brochier, les plus grands soyeux lyonnais : le tissu que nous avons conçu ensemble s’apparente à l’intérieur du corps, beaucoup de couleurs mais aussi des mots, les mots aliénés par le corps, le corps aliéné par les mots. Le motif est également ponctué d’imagerie médicale, des cellules de sang, mais aussi de très méchants virus (Sida, Ebola, etc.) ou de gentils phages, à l’origine du mot phagothérapie — une technique abandonnée au profit des antibiotiques, non autorisée en France mais pratiquée dans les pays de l’ex-URSS, et à nouveau courtisée mondialement depuis l’apparition des maladies nosocomiales et de notre résistance de plus en plus grande aux antiobiotiques. Les liens entre art et science me passionnent.

Ce motif rappelle la structure fragmentée du vitrail mais aussi le costume à facettes multiples de l’Arlequin. À ce propos, comment vos cultures de cellules souches, à l’origine du projet Le Manteau d’Arlequin, évoluent-elles ?

Le bioréacteur est à Liverpool, dans une unité de recherche universitaire très pointue sur les cellules souches, et on peut réactiver l’installation grâce aux cellules que je me suis faites prélever par biopsie, ce qui a aussi constitué l’objet d’une performance. Pour cette pièce, très complexe à mettre en œuvre, il me faut toute une équipe scientifique qui permet au bioréacteur de garder les cellules en vie, une hybridation de mes propres cellules, de cellules d’êtres humains de différentes couleurs de peau et de cellules animales. Tout cela coûte cher…Souvent les institutions me disent qu’elles veulent absolument exposer Le Manteau d’Arlequin, de manière très naïve, sans se douter une seconde de l’attention que cela requiert et de façon corollaire, de la dimension économique induite.

Êtes-vous une artiste technologique ?

Mes œuvres essaient constamment d’échapper aux repères et formulations technologiques habituels, mais peut-être précisément parce que je n’ai jamais été vraiment intéressée par la technique, la matière ou la technologie ? Même quand j’utilise la biotechnologie, je me concentre sur le moment plus que sur l’outil : qu’est-il important de dire et de faire à l’intérieur de mon œuvre pour pointer quelque chose qui se passe à notre époque ? Tout ce qui change le statut de notre corps retient mon attention, et tout ce qui pose des questions éthiques, mais la technique en soi, non.

L’exposition s’offre comme un plan filmique : vous avez clairement en tête un déroulement cadré, précis.

Oui, j’ai imaginé l’exposition comme une mise en scène : lorsqu’on arrive tout est noir, et dans une chapelle on ne peut manquer de penser à l’Inquisition, une force qui serait du côté de l’empêchement, idéologique ou personnel, et de la difficulté d’être. Une pesanteur, soulignée par ce grand promontoire central qui conduit à un personnage de femme en niqab. Cette image principale se met naturellement en relation avec la vidéo projetée dans le transept, une grande performance réalisée au Musée d’art moderne de Saint-Etienne, ma ville natale. Cette performance s’articulait autour de ma collection de vêtements — j’ai gardé tous mes vêtements depuis l’adolescence — et pour cette occasion j’ai décidé de les hybrider. Quand on hybride des vêtements, on hybride des temporalités différentes du corps, des matériaux, des stylistes. Les vêtements sont des secondes peaux et je les ai tout au long de ma vie utilisés également comme sculptures. Mes photos ou mes sculptures de plis reprennent souvent le motif de la robe, du costume, des secondes peaux que j’ai travaillées de manière fort différente, en marbre de Carrare ou en résine.
À la Chapelle de l’Oratoire, le public est donc invité à avancer dans l’espace pour déchiffrer les mots, au départ seulement accessibles à l’envers : aller vers le savoir, et vers la couleur. Enfin dans le chœur de la Chapelle, j’ai dessiné un ensemble de sièges, à la fois mâles et femelles, qui s’emboîtent ou se désemboîtent. Ce qui est essentiel à mes yeux, c’est qu’on peut fabriquer le cercle ou s’en désolidariser, aller à loisir du singulier au collectif. Au centre, une table ronde avec plateau tournant, comme les plateaux chinois, avec des mots posés.

Votre liste de mots est intimidante, non ?

Non, prenez les mots « collectif », « action », « athée », tout le monde peut en parler. D’autres notions, comme la « cellule souche », la « phagothérapie » déjà évoquée ou le « Tout-Monde » d’Edouard Glissant, sont peut-être plus difficiles, mais j’ai aussi glissé des noms simples et intimes comme « trouble », n’importe quelle personne peut exprimer ce qui se passe quand elle est troublée. Chaque jeudi soir en nocturne, une équipe de jeunes vidéastes poursuivra dans l’exposition la création d’une banque de données que j’ai amorcée à Paris, où les gens qui le souhaiteront pourront s’exprimer sur un mot et ce pourquoi il résonne en eux, ou proposer de nouveaux mots à ajouter à mon corpus. En tant que bonne féministe, j’ai parfois fait le choix de mots engagés. Il y a « surfemme » dans la liste, le contraire de surhomme, un mot pour toutes les femmes qui ont comme moi travaillé pour la contraception, pour l’avortement, pour la liberté de parole.

Votre travail interroge avec constance ces invariants sociétaux, combattus dès les années 60.

La raison en est simple, je bute encore et encore sur les mêmes obstacles. Un exemple criant : le Centre Pompidou a fait un travail assez extraordinaire avec l’exposition elles@centrepompidou. Ce fut certes une opération de communication mais elle permit des « bénéfices secondaires », notamment l’achat de beaucoup d’œuvres d’artistes femmes, des pièces passionnantes. Mais au final l’histoire continue à se répéter : Beaubourg vient de sortir un livre, Les Cent Chefs d’œuvres du XXe siècle, et dans ce livre il y a six femmes, quatre mortes et deux vivantes dont je fais partie, ce qui constitue soit dit en passant un miracle de Sainte ORLAN. Six femmes sur cent alors que le Centre venait juste de faire l’exposition elles !!!! Pourquoi n’a-t-on pas voulu en citer plus ?
À l’école de Cergy, où j’enseigne, mes étudiants sont à 75% des femmes. Mais je sens une lassitude, une fabrique du consentement latente. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes femmes pensent en priorité à faire des enfants, d’abord un pour voir comment ça marche et parce qu’il FAUT le faire, un deuxième pour jouer avec le premier et un troisième pour se déculpabiliser de rester à la maison et baisser les bras par rapport à la société. Certaines femmes s’en sortent, particulièrement dans les milieux aisés où l’on a les moyens de faire garder les enfants. Mais considérant que la terre est surpeuplée, c’est une aberration ! Le ventre des femmes était très important lorsqu’ il n’y avait personne sur terre, mais plus aujourd’hui !
Imaginez : Mao n’aurait pas imposé l’enfant unique, si l’on tablait raisonnablement sur cinq enfants par famille, les Chinois qui sont aujourd’hui 1 milliard seraient 5 milliards !!!! Ce n’est pas en phase avec la situation, cela ne veut plus rien dire par rapport à notre temps.

On sent bien que vous aimez débattre et le langage a toujours occupé une place prépondérante dans votre travail, mais dans l’espace relationnel « de libre parole » que vous installez ici, pensez-vous réellement qu’il va advenir quelque chose ?

Avec le moins possible de mots d’ordre, loin de la propagande et du volontarisme caractéristiques des chapelles, je fais tout pour que cela ait lieu, mais c’est une aventure. Je compte aussi sur les soirées-débats : le 23 juin sont invités Georges Vigarello, Christine Buci-Glucksmann, Ruwen Ogien, et en septembre une rencontre plutôt orientée vers le domaine scientifique. Avec un peu de chance la deuxième phase de mon 1% à l’Université de Médecine et de Pharmacie de Nantes sera terminée et l’on pourra coupler les deux événements. Je suis heureuse d’avoir réalisé autant de choses dans cette ville.

On a été nombreux à prendre conscience de la diversité de votre travail en 2002, lors de l’importante rétrospective organisée par Jean-François Taddéi au Frac des Pays de la Loire. S’y déclinaient déjà nettement les questions de la représentation, de l’incarnation et de l’appropriation du corps. Est-ce que vous sentez que votre corps vous appartient davantage aujourd’hui ?

Oui, j’en ai fait un peu ce que j’ai voulu, donc j’ai plus l’impression d’être chez moi, dans ce que j’ai construit, désiré. J’ai seulement eu besoin de mettre un peu de différence, un peu d’écart, apporter des images qui sortent des modèles qui nous sont désignés. Pour qui sait voir, de la sculpture en marbre à la biotechnologie en passant par l’opération chirurgicale, je déploie mon fil, questionnant toujours le statut du corps dans notre société via toutes les pressions politiques, sociales, religieuses qui s’y impriment.

Est-ce que vous suggérez que la société actuelle permet davantage cette appropriation-là ? Votre vision est-elle progressiste ?

Non, elle ne l’autorise pas davantage. Inscrire de la singularité et de la différence dans le réel reste un travail à plein temps. Par exemple, je ne prends plus jamais les transports en commun parce que je me fais agresser, tirer les cheveux, bousculer…
Pourtant certaines choses changent, tel le phénomène des tribus mondialisées qui se développe : on peut être gothique, pareillement ici ou à Singapour. Les communautés étaient beaucoup plus territorialisées dans le passé, et le déterminisme d’une vie beaucoup plus grand. Aujourd’hui on peut changer d’espace mental, de musique, de mœurs, d’attitude. Mais l’organisation reste clanique, et les antagonismes entre communautés demeurent.
Et puis je ne crois plus du tout au fait qu’un pas en avant peut ne pas se défaire. La vigilance doit être quotidienne. Nous sommes tous responsables de l’état du monde.


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