Nate Lowman, World of Interiors
Frac Champagne-Ardenne, Reims, 13.05_18.09.2016
Généralement associé à un groupe d’artistes new-yorkais ayant émergé dans le courant des années 2000 (Dan Colen, Ryan McGinley, feu Dash Snow, notamment) avec lesquels il partage une passion pour le skate et le graffiti ainsi qu’un certain goût pour l’irrévérence et la provocation (chacun en jugera), Nate Lowman pioche dans les déchets de la pop culture, dans le langage quotidien et l’actualité, les sujets de ses œuvres. Ainsi, y croise-t-on des toiles reprenant la forme d’impacts de balle ou de ces arbres magiques que l’on accroche à nos rétroviseurs en guise de déo pour voiture, une flopée de smileys — figure générique du bonheur qui s’affiche partout et que l’artiste compare à un masque collectif, à une certaine hystérie à paraître à tout prix heureux[1] — mais aussi des icônes populaires ou éphémères, liées à l’actualité ou à un crime sordide, dont les traces médiatiques viennent alimenter un impressionnant corpus d’images constitué au fil des années. En 2003, un collage mural inspiré par John Walker Lindh, un citoyen américain condamné à vingt ans de prison pour son engagement auprès des talibans lors de la guerre d’Afghanistan en 2001, donne par exemple lieu à la constitution d’un index d’images d’hommes barbus, célèbres ou anonymes, comprenant son propre père, Jim Morrison, Charles Manson ou Che Guevara. Héritées de Warhol et des appropriationnistes, les stratégies qu’il met en œuvre ne sont pas franchement nouvelles mais ont le mérite de tenter de dresser un portrait, pessimiste et bourré d’humour noir, de la société américaine post 11.09, en s’appuyant sur les représentations qu’elle produit en continu comme un miroir de ses craintes, de sa violence et de sa décadence.
Pour son exposition au Frac Champagne-Ardenne, la première en France, Nate Lowman propose une approche plus intimiste et introspective, en jouant sur une dialectique intérieur-extérieur suggérée par la configuration des espaces du lieu : une salle quasi aveugle et tout en longueur au rez-de-chaussée et son exact opposé à l’étage, pièce avec vue baignant dans la lumière du jour. En bas, logiquement dédié au volet « intérieur », se déploie une série de tableaux récents prenant comme motif l’atelier de l’artiste : un jour de panne d’inspiration, allongé les yeux au plafond, Lowman fixe son attention sur les moulures caractéristiques des vieux appartements new-yorkais et commence à les peindre. Il coud ensuite à l’aide de fil dentaire[2] — donnant une touche gentiment trash et home-made — sur ces mêmes toiles des morceaux des toiles dont il recouvre le sol de l’atelier pour le protéger, maculées de peinture, d’empreintes de pied et autres traces de son activité quotidienne. Il délaisse pour l’occasion ses procédés habituels de prélèvements de signes culturels pour se recentrer sur son environnement le plus immédiat et le vocabulaire formel qu’il est en mesure de générer de manière autonome. Avec cet assemblage de peintures de sol et de plafond, Lowman réalise une synthèse de l’atelier, qui peut être perçu à la fois comme espace physique de travail et espace mental et de projection de l’artiste. Dans une logique d’importation ou de déterritorialisation, il procède par ailleurs au télescopage de la sphère intime de la création (là où les idées et les formes émergent et se produisent) et de l’espace public de visibilité que constitue un lieu d’exposition.
Si le rez-de-chaussée pâtit un peu, malgré l’intérêt des tableaux pris individuellement, d’un effet showroom dû en partie à la morphologie de l’espace (ce qui a toutefois l’avantage d’accentuer la dimension de repli que semble constituer l’atelier), l’accrochage à l’étage gagne au contraire en clarté en accueillant un ensemble de peintures renvoyant explicitement à la nature. Une nature ironiquement idéalisée avec une série de poppies, variation colorée autour d’une fleur de pavot de Californie, mais aussi exploitée, abîmée ou dévastée par l’homme ou les catastrophes environnementales à travers six peintures de paysages réalisées à partir d’images trouvées sur Internet. On y découvre un pont détruit par un ouragan dans l’État de New York, une plateforme pétrolière dans le Golfe du Mexique, une savane grillée par le soleil, une tempête de sable dans le désert américain, une (fausse ?) vue de Mars, une voiture prise dans une tempête et des machines agricoles dans un champ de coton brésilien. Que l’on pense aux Flower Paintings ou aux Disaster Paintings, l’ombre de Warhol plane sur ces œuvres à la fois inquiétantes et étrangement envoûtantes. Au centre de la salle, Lowman a installé de magnifiques bancs en bois comme ceux que l’on trouve dans le métro ou l’espace public à New York, dont certains sont couverts de graffitis réalisés au canif, pour offrir aux spectateurs une assise urbaine depuis laquelle méditer et « rêvasser » sur cette iconographie proto-apocalyptique d’une infinie mélancolie.
[1] Voir Jacob Bernstein, « Why Isn’t This Man Smiling ? », The New York Times, 26 décembre 2012 : http://www.nytimes.com/2012/12/27/fashion/why-isnt-nate-lowman-man-smiling.html?_r=0
[2] Petit clin d’œil aux punks qui utilisaient du fil dentaire, réputé plus résistant, pour coudre des patchs sur leur veste.
- Publié dans le numéro : 79
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- Du même auteur : Oriol Vilanova, Elad Lassry, Raphaël Zarka, Riding Modern Art, Liz Magic Laser, Matteo Rubbi,
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