Nina Childress

par Guillaume Lasserre

Body body

Frac Nouvelle-Aquitaine-Méca, Bordeaux

17.12.2021 – 20.08.2022

À Bordeaux, le Frac-Nouvelle Aquitaine MECA propose de plonger, tout l’été encore, dans l’œuvre picturale de Nina Childress. « Body body », sa première exposition rétrospective – le titre fait référence à l’expression « Body of work » qui signifie corpus d’œuvres –, est construite autour des thèmes du corps et du double, de la répétition, qui servent ici de fil rouge. En guise d’introduction, une maquette réalisée par l’artiste elle-même, reproduisant comme à son habitude les salles d’exposition afin de déterminer les choix d’accrochage, accueille le visiteur, le projetant tel Gulliver dans les espaces miniaturisés avant même qu’il ne débute sa visite. Une centaine d’œuvres issues d’un corpus qui en contient très exactement mille quatre-vingt-une selon le décompte du catalogue raisonné[1] publié à l’occasion de l’exposition, composent une traversée dans quarante années de création plastique qui prend le contrepied chronologique de l’ouvrage pour se dévoiler par affinités, par correspondance. « Body body » est aussi la première grande exposition monographique qu’organise le Frac Nouvelle-Aquitaine MECA depuis qu’il est dans ses nouveaux locaux, c’est dire la volonté de Claire Jacquet, sa directrice, de mettre en avant le travail de cette artiste qu’elle apprécie beaucoup.

Nina CHILDRESS, 1072 Sharon (grosse tête), 2020 © Adagp, Paris, 2021. Crédit photo : DR

Nina Childress est née en 1961 à Pasadena, dans la banlieue de Los Angeles, d’un père américain et d’une mère française. En 1966, elle s’installe définitivement à Paris avec sa mère après le divorce de ses parents. En 1981, alors qu’elle est étudiante à l’École nationale supérieure des arts décoratifs, connue pour ses rencontres punk/arty, elle rejoint les Lucrate Milk, groupe de new wave et de post punk français dont le chanteur, Helno, sera plus tard celui des Négresses Vertes. Elle en devient l’égérie sous le nom de Nina Kuss. Les Lucrate Milk sont représentatifs d’un « Do it Yourself[2] » (DIY) musical à la française. Aussi culte qu’éphémère, le groupe se sépare en 1984. L’année suivante, Nina Childress devient, par cooptation, membre des « Frères Ripoulin[3] », collectif prolifique s’inscrivant dans la continuité de la Figuration libre. Elle en sera la seule fille jusqu’à sa dissolution en 1989. De sa peinture foisonnante, baignée d’humour et de provocation, émergent des sujets récurrents telle la série et ses déclinaisons, la question du portrait ou de l’absence des corps, autant de lignes de force interrogeant la norme et la subversion. Elle puise ses nombreux modèles dans la culture populaire ou savante mais également dans son histoire intime. Images trouvées, films, vues de concert, romans-photos, manuels de décoration, pochettes de disque, cartes postales, elle s’empare de ces marqueurs culturels de la fin du XXème siècle et du début du XXIème, qui deviennent ses principales sources d’inspiration. « Mon grand handicap, c’était que je n’avais pas suivi d’école d’art. J’avais abandonné les Arts Déco et me suis inscrite aux Beaux-Arts pour avoir la sécu. Mais je n’y ai jamais mis les pieds[4] » avoue-t-elle avant de préciser : « Ma culture artistique était restreinte, mes références théoriques inexistantes ». En 2008, elle déclare vouloir faire « une peinture conceptuelle et idiote à la fois[5] », renouvelant sans cesse sa pratique picturale, s’appliquant à tous les modes de représentation, de l’abstraction à l’hyperréalisme, des autoportraits intériorisés aux natures mortes d’objets ordinaires, entre pop art et détournements. « Pendant longtemps c’était réellement un problème. Les gens n’arrivaient pas à comprendre pourquoi je changeais sans cesse de façon de peindre » souligne-t-elle. Ces changements de style font des peintures de Nina Childress une succession de prises de risque.

L’exposition témoigne de son goût pour des styles hybrides. De sa palette très colorée, qui se fait parfois même fluo, elle revisite les thématiques qui lui sont chères à commencer par la question du double que l’on retrouve jusque dans le titre de l’exposition avec la répétition de deux fois le même mot. Plusieurs toiles sont réalisées en deux versions, alternant entre le « good » et le « bad », la version bonne et la version mauvaise d’un même tableau. « Je fais des tableaux assez léchés, mais le « bad » me permet de temps en temps de travailler encore plus vite et plus salement[6] » indique-t-elle. Depuis sa première toile, Nina Childress photographie et classe rigoureusement l’ensemble de sa production artistique. Cet inventaire trouve son aboutissement dans la publication en septembre 2021 du catalogue raisonné de son œuvre. De la représentation des cheveux sans visage (« Hair Piece ») aux flous (« Blurriness »), l’artiste a longtemps travaillé en série, approche qui lui permet d’aller jusqu’au bout d’une idée, d’épuiser un sujet. Si elles sont loin d’un militantisme trop tapageur, les œuvres de Nina Childress n’en questionnent pas moins nos limites. Certaines pratiquent une forme de subversion pleine de promesses.

Nina CHILDRESS, 1080 Chaises blanches sur fond blanc, 2020 © Adagp, Paris, 2021. Crédit photo : DR

La mort est très présente dans son travail comme en témoigne « L’enterrement » (2011) qui fait référence au célèbre tableau[7] de Gustave Courbet dont il partage la taille monumentale. Childress immerge la scène dans une lumière verte. À l’exception de l’enfant de cœur, les hommes, qui occupent le premier plan chez Courbet, sont ici remplacés par des femmes nues dont on ne distingue pas le visage, caché derrière une chevelure abondante ou recouvert d’un sac ou d’un chapeau cloche. Des nombreux cygnes présents, certains enfoncent leur long cou dans un sexe féminin quand d’autres l’enroulent sensuellement autour d’un corps. Savamment composé, le triptyque fascine autant qu’il déconcerte par son immense liberté. Les portraits de femmes célèbres victimes d’accident, telle Françoise Dorleac ou Sylvie Vartan, ou de meurtre comme Sharon Tate, témoignent de cette omniprésence de la mort. Installée sur un socle à la manière d’une peinture-sculpture, « Sharon (grosse tête) » (2020) donne à voir le portrait cadré au-dessous de la poitrine de Sharon Tate avant qu’elle ne devienne actrice et qu’elle n’épouse Roman Polanski. La « grosse tête » du sous-titre fait référence à la monumentalité induite par le très grand format. Elle fait partie d’une série qui réunit d’autres icones féminines dans années soixante et soixante-dix. Tate est ici encadrée par deux petits portraits de Polanski qui semblent la regarder avec insistance. Elle apparait comme prise au piège. Plusieurs peintures phosphorescentes à la lumière noire convoquent la figure du fantôme. Au début des années 2000, Childress prolonge le geste de Gerhard Richter de façon radicale en réalisant des peintures totalement floues à l’image du diptyque d’une petite danseuse.

« Le déceptif en peinture m’intéresse » déclare-t-elle. Provocante, déconcertante parfois, assurément libre, la peinture de Nina Childress est constamment questionnée par le fait même de sa mise en danger. La résolution de l’artiste pour le médium explique qu’elle n’a jamais cessé de peindre, même lorsque la pratique était délaissée par le marché et les institutions. Nina Childress en embrasse toutes les possibilités sans les épuiser pour autant. « Ce qu’il y a de passionnant dans la peinture », affirme-t-elle, « c’est que ce n’est jamais fini ».


[1] NINA CHILDRESS 1081 PEINTURES, se compose d’une monographie de 750 pages avec plus de 1 400 illustrations et d’une biographie intitulée « Une autobiographie de Nina Childress » par Fabienne Radi de 246 pages avec 150 petites photos noir et blanc. Ces deux livres séparés de même format (17 x 24 cm) sont réunis par un élastique en silicone vert. Coéditeurs : Beaux-arts de Paris, Galerie Bernard Jordan et Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA

[2] Défini par le sociologue Fabien Hein comme « disposition humaine tendue vers la résolution de problèmes pratiques. Fabien Hein, Do it yourself ! Autodétermination et culture punk, Le Passager clandestin, 2012, p. 54.

[3] Collectif musical lié au mouvement punk dont font partie Claude Closky et Pierre Huygues. Le pseudo Ripoulin dérive de Ripolin, marque de peinture industrielle.

[4] Entretien avec Fabienne Radi, Fabienne Radi, Une autobiographie de Nina Childress, Co-éditeurs : Beaux-arts de Paris, Galerie Bernard Jordan et Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA, 2021.

[5] Entretien avec Yannick Miloux, Childress Nina Tableaux, Éditions galerie Bernard Jordan, 2008.

[6] « Nina Childress : « Je n’ai jamais douté de ma nécessité de peindre », Affaires culturelles, Arnaud Laporte, France Culture, 10 novembre 2020, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/affaires-culturelles/nina-childress-je-n-ai-jamais-doute-de-ma-necessite-de-peindre-1256703 Consulté le 4 juillet 2022.

[7] Gustave Courbet, Un enterrement à Ornans, entre 1849 et 1850, huile sur toile, 315,45 × 668 cm Musée d’Orsay, Paris.

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Image en une : Nina CHILDRESS, 845 L’Enterrement, 2011 © Adagp, Paris, 2021, Crédit photo : DR


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