À plusieurs

par Guillaume Lasserre

FRAC Lorraine, Metz, 12.03-15.08.2021

À Metz, le Frac Lorraine interroge les liens que la France entretient avec le continent africain en donnant à voir et à entendre la pluralité de ses diasporas. Pour cela, Fanny Gonella et Agnès Violeau, respectivement directrice et curatrice du Frac Lorraine et commissaires de l’exposition, mettent en place un nouveau modèle de travail qui renverse les mécanismes traditionnels de pouvoir en prenant soin de ne présenter aucune linéarité, aucun centre, aucune voix dominante. « À plusieurs » se conçoit par agrégations : l’invitation faite à quatre artistes issus de diasporas africaines se poursuit lorsqu’ils sont conviés à solliciter à leur tour d’autres artistes avec lesquels ils coproduisent, échangent ou dialoguent. Afin de proposer d’autres outils de médiation qui favoriseraient l’expérience plutôt que l’explication, les textes ont été confiés à la commissaire et critique franco-béninoise Mawena Yehouessi. Ils apportent une voix différente de celle, officielle, représentée par l’institution. Celle-ci saisit par ailleurs l’occasion pour repenser sur la durée les modalités d’accueil de toutes et tous en reconsidérant les publics minorés. À la faveur d’un contrat de confiance passé avec l’artiste sourd Kengné Téguia, les contenus de l’exposition sont pareillement accessibles aux publics sourds et entendants.

Au départ, il y a dans la tête des commissaires le précédent1 de l’exposition « Contemporary Black Artists in America » au Whitney Museum en 1971, où quinze des soixante-quinze artistes invités s’étaient retirés de la manifestation le jour même de son ouverture, en réponse à l’appel au boycott lancé par la Black Emergency Cultural Coalition2 (BEEC). La fédération reprochait au musée de ne pas avoir tenu ses engagements sur deux points d’accord fondamentaux : la manifestation devait être présentée lors de la meilleure période de la saison et, surtout, les commissaires artistiques qui devaient être afro-américains étaient finalement blancs. Refusant d’être ces personnes qui parlent à la place d’autres personnes, les commissaires ont donc ici invité quatre artistes d’ascendance africaine, sur quatre propositions émanant de personnes extérieures au Frac. Ainsi, Tarek Lakhrissi (né en 1992 à Châtellerault, vit et travaille entre Paris et Bruxelles) apparaît au détour d’une conversation avec Christelle Oyiri, DJ, sound designer et critique, lorsqu’elle vient faire une performance au Frac en décembre 2019, Joséfa Ntjam (née à Metz en 1992, vit et travaille à Saint-Étienne) a été conviée par la commissaire Barbara Siriex, Tabita Rezaire (née en 1989 à Paris, vit et travaille à Cayenne, en Guyane) par l’artiste Claudia Medeiros, et Kengné Téguia (né à Orléans en 1987, vit et travaille à Paris) a quant à lui croisé les recherches des deux commissaires. En invitant à leur tour d’autres artistes avec lesquels ils ont des affinités, ils composent autant de communautés d’expérience entre lesquelles vont s’inventer des espaces d’échange artistique.

Tarek Lakhrissi, This Doesn’t Belong to Me, 2020. Vue d’installation, Palazzo Re Raudebengo, Guarene (IT) Photo : Domenico Conte

Artiste de l’altération et de l’altérité, Joséfa Ntjam interroge les méthodes de production de l’histoire par le biais des problématiques postcoloniales, de l’afrofuturisme3, de la science-fiction, de la vidéo, de l’installation et de la performance. Elle travaille à partir de récits historiques, qu’elle détourne pour recréer de nouvelles narrations. « Je m’appuie sur des faits historiques très précis et tente toujours de ne pas détourner ce qu’on appelle « la véracité historique » », indique-t-elle avant de préciser : « Je ne déforme pas les faits, je me penche sur ce qui s’est passé au même moment dans d’autres contextes. Pour moi, cette notion peut être à la fois politique, étatique et dirigiste en fonction de l’histoire que l’on veut raconter4 ». Ainsi débarrassée des mythes fondateurs, elle reconstruit des paysages poétiques, de nouveaux mondes possibles. « Fabriquer des fables à tisser et à désosser, continuellement, collectivement5 ». L’artiste convie plusieurs artistes qui composent déjà pour la plupart une famille, de celle qu’on se choisit, une communauté qui s’invente dans son hétérogénéité, ses singularités, « une constellation d’identités paradoxales, en solidarité précaire et polyglotte6 ». Chacun va élaborer un élément qui participe à la construction d’un monde en perpétuelle mutation, toujours à venir, dont la porte d’entrée serait ici Gravity, pièce atmosphérique au néon bleu et à la narration abstraite de Hugo Mir-Valette, qui érige un paysage sonore dans lequel klaxons et sirènes se mélangent pour composer une bruyante vanité anthropocentrique, tandis que l’ethnocentrisme parle lui d’altérité : ne sommes-nous pas les autres ? Ceux qu’on ne connaît pas ? Le long des murs qui marquent le passage d’une salle et d’un univers à l’autre, courent des phrases qui relatent l’origine des rencontres avec les artistes. Ces interstices situés au seuil de deux mondes sont autant de tentatives de penser l’unité dans la pluralité. Comment créer un ensemble ? Comment concevoir une architecture cognitive ? Un écran plat de grand format nonchalamment posé au sol, contre un mur, diffuse le film Aquaphobia de Borgial Nienguet-Roger qui parle de rituel de filiation, de prière et de sorcellerie, de salut et de transformation. Dans la salle suivante, l’iconographie reprend le champ lexical de l’eau par le prisme du serpent, symbole de la mue. Une appropriation culturelle qui passe par l’appropriation d’images sur Internet.

Diplômée de la St. Martin School de Londres, la Franco-Guyano-Danoise Tabita Rezaire se présente comme une guerrière du soin. Sa pratique, qui croise technologie et spiritualité, peut être décrite comme « une thérapeutique technologique, à la fois cosmologique et de transmission7 ». L’artiste expose son Centre Lunaire, une archive en cours, en ligne et « IRL8 », pour laquelle elle invite artistes et praticiens – herboriste, barde, sorcière, astrophysicienne, chaman, soigneuse – à partager leurs contributions sonores et vidéos, faisant du dispositif Satellite Devotion – une installation circulaire composée de six écrans extérieurs donnant à voir les différentes faces de la lune, et six écrans intérieurs présentant des entretiens filmiques – un espace de connaissances en partage, un lieu de transmission du savoir lunaire dans une pluralité de langues.

Tabita Rezaire, Waning Moon from Satellite Devotion, 2019

La grande salle du premier étage est occupée par Tarek Lakhrissi et ses invités. Sa pratique artistique croise le volume, la performance, l’écriture, la poésie et l’image filmique mais aussi la curation et l’enseignement, pour servir une méthode d’émancipation des récits dominants. Il expose ici This Doesn’t Belong to Me (2020), un ensemble de cinq sculptures représentant des queues de salamandres tachetées, partie du corps de l’amphibien capable de se régénérer. Au Moyen-Âge, l’animal a une vertu magique, celle de survivre dans les flammes. Lakhrissi sollicite les peintres Inès Di Folco et Ibrahim Meïté Sikely dans une réflexion partagée sur la prédation. Étudiant à la Villa Arson à Nice, Sikely vit son enfance et son adolescence entre Marseille, Pantin et Champigny-sur-Marne. Depuis 2018, sa pratique artistique est entièrement dédiée à la peinture à l’huile. Il inscrit ainsi dans l’héritage de la peinture classique européenne une œuvre figurative très prometteuse qui puise ses thèmes dans la culture populaire contemporaine, depuis les jeux vidéo jusqu’aux mangas japonais parmi lesquels Dragon Ball Z et Akira, pour servir un récit personnel. Les peintures d’Inès Di Folco parlent des archives, de la mémoire, des cultes et des rites, de la micro-histoire. L’artiste, diplômée des Beaux-Arts de Paris en 2018, s’intéresse à la transmission des savoirs et à l’échange qui l’amène à fréquemment collaborer avec d’autres artistes. Dans son Saint-Georges (réalisé avec Pablo Jomaron), elle invente un hors-champ, une romance entre le diable et le personnage féminin, que le saint viendrait violemment interrompre. En déplaçant l’empathie sur les souffrances du démon, elle révèle l’attaque extrêmement brutale d’une scène censée montrer la victoire du Bien sur le Mal. Tête d’étoile est un autoportrait de Ibrahim Sikely le représentant enfant. « Ce petit c’est comme l’extension, le feu qu’une partie de mon âme n’a pas réussi à calmer9 » explique l’artiste qui s’inspire à la fois de mangas japonais et d’une photographie de lui prise en 1996. Assez fier, plein d’un espoir qui peut être compris comme une menace par le regardeur, le petit Ibrahim conjure le sort et l’appréhension de l’étudiant à la Villa Arson qu’il est devenu, le protège d’un monde extérieur dont il ne connaît pas les codes, en même temps qu’il dénonce en creux la violence subie par ceux qui n’appartiennent pas à la bonne classe sociale : « Repartir à zéro avec ces bouées de sauvetage sur les bras comme une armure le rassurant de sa puissance, rien n’est trop grand avec une grosse tête et des gros bras10 » précise-t-il encore.

Ibrahim Meïté Sikely, Sans titre, 2020© Ibrahim Meïté

Artiste hors norme, Kengné Téguia a fait le choix d’être seul. Noir, cyborg, sourd, queer, séropositif, l’artiste est à la recherche de sa communauté, s’inscrivant lui-même dans une pluralité intersectionnelle. « Il est, en deçà comme au-delà, à l’intérieur et au pourtour de son travail : un glitch, un paradoxe, une inconnue11 » écrit très justement Mawena Yehouessi. Il trouble ainsi le projet en rappelant que le schéma collectif n’est pas systématique, qu’il apparaît même, dans certains cas, défaillant. En prenant la décision d’éteindre les implants qui lui permettent d’entendre, il fait un choix politique. Sa scolarité s’est faite dans une école classique. Aux Beaux-Arts, il s’aperçoit que la culture dont il pourrait se sentir proche, il ne la connaît pas. Il intègre un collectif de personnes racisées qu’il finit par quitter car celui-ci ne prend pas en compte son handicap. Son travail est dédié à la création d’une langue et de formes pour ceux qui sont les éternels oubliés de la norme tacite que serait la validité. En DEAFinitive, installation volontairement fragmentée, est paramétrée pour que les personnes sourdes puissent sentir les vibrations de la musique qu’il compose à l’aide de vidéo textes.

« À plusieurs » met à jour l’impossibilité d’un modèle de travail unique qui serait applicable à tous. Née de la volonté du Frac Lorraine de répondre à l’annonce par l’Institut Français d’une saison africaine, l’exposition, lumineuse, porteuse d’espoir et d’avenir, n’a pourtant pas été retenue par le comité de sélection d’Africa 2020. La très discrète saison africaine voulue par le président de la République, est aussi très politiquement correcte. Elle ne s’intéresse pas aux enfants de la diaspora, ni à la décolonisation ni à la déchirure algérienne. Mais comment faire l’économie de tels sujets lorsqu’on évoque l’Afrique, tant ces questions apparaissent comme un préalable manifeste à son évocation en France aujourd’hui ? La saison ainsi ripolinée a le goût d’une campagne de communication gouvernementale dont les sponsors, Orange et Total en tête, ne sont pas là par hasard. L’expérience curatoriale initiée par le Frac Lorraine oblige à repenser les perspectives et les dispositifs traditionnels de travail dans les lieux culturels pour mieux les restructurer, notamment en adoptant une démarche inclusive auprès des publics minorés. En déplaçant les rôles et les points de vue, « À plusieurs » permet de penser les conditions d’existence d’une production artistique qui se fait enfin le reflet de la pluralité d’une société contemporaine construite par déplacements et agrégations.


  1. Grace Glueck, « 15 of 75 Black Artists Leave As Whitney Exhibition Opens », New York Times, 6 avril 1971, https://www.nytimes.com/1971/04/06/archives/15-of-75-black-artists-leave-as-whitney-exhibition-opens.html Consulté le 28 avril 2021.
  2. La Black Emergency Cultural Coalition (BEEC) est créée en janvier 1969 par un groupe d’artistes afro-américains en réponse à l’exposition « Harlem on my Mind » au Metropolitan Museum of Art de New York, qui passait sous silence les contributions des artistes afro-américains à la communauté de Harlem. L’objectif premier de l’association était de susciter le changement dans les musées new-yorkais afin qu’il y ait une plus grande représentation d’œuvres d’artistes afro-américains ainsi qu’une présence curatoriale jusque-là inexistante. Cette forme d’action trouve son aboutissement dans l’appel au boycott de l’exposition du Whitney Museum deux ans plus tard. Pour une biographie complète, voir la page Internet dédiée aux archives de la Black Emergency Cultural Coalition (1971-84), conservées au Schomburg Center for Research in Black Culture, The New York Public Library, http://archives.nypl.org/scm/20908#overview Consulté le 30 avril 2021.
  3. « Depuis le milieu du XXe siècle, différents courants se sont attachés à critiquer en profondeur l’humanisme occidental. Parmi eux, l’afrofuturisme déclare que c’est l’idée même d’espèce humaine qui est mise en échec par l’expérience du nègre, forcé notamment par le biais de la Traite, de revêtir les habits de la chose et de partager le destin de l’objet ». Achille Mbembe, « Afrofuturisme et devenir-nègre du monde », Politique africaine, 2014/4 (N° 136), p. 121-133. https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2014-4-page-121.htm Consulté le 3 mai 2021.
  4. Indira Béraud, « Conversation avec Joséfa Ntjam », Figure figure, n° 23, janvier 2020, https://figurefigure.fr/media/pages/archives/january-2020/a1f8376224-1599751546/figurefigure23josefantjam.pdf Consulté le 3 mai 2021.
  5. Mawena Yehouessi, « Communautés Altérités. Joséfa Ntjam », texte accompagnant l’exposition « A plusieurs », Frac Lorraine, 2020.
  6. Ibid.
  7. Mawena Yehouessi, « Réciprocités, sororités. Tabita Rezaire », texte accompagnant l’exposition « A plusieurs », Frac Lorraine, 2020.
  8. « In Real Life », expression utilisée sur Internet pour désigner la vie en dehors d’Internet.
  9. Entretien entre Inès Di Folco et Ibrahim Meïte Sikely dans le cadre du dispositif Take over sur le profil Instagram du Frac Lorraine, 9 avril 2021.
  10. Ibid.
  11. Mawena Yehouessi, Kengné Téguia, texte accompagnant l’exposition « A plusieurs », Frac Lorraine, 2020.

Image en une : Josèfa Ntjam & Sean Hart, Mélas de Saturne, 2020


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