Mike Kelley : too young to be a hippie, too old to be a punk

par Antoine Marchand

Mike Kelley (1954-2012)

We’re living in the post-modern age, the death of the avant-garde. So all I can really do now is work with this dominant culture and flay it, rip it apart, reconfigure it, expose it.

Mike Kelley

Comment un gamin de la working class du Michigan, élevé selon des règles catholiques très strictes, s’est-il transformé en l’un des observateurs les plus avisés de la société américaine, capable à la fois d’en souligner l’extraordinaire vitalité artistique et d’en dénoncer les pires travers ? Après une enfance et une adolescence passée à Detroit, dans une ville industrielle alors en pleine récession, Mike Kelley part pour CalArts en 1976, dans la célèbre école créée quinze ans plus tôt par Walt Disney. Accompagné de Jim Shaw, avec qui il avait formé quelques années auparavant le mythique groupe Destroy All Monsters, Kelley va se heurter de plein fouet à l’enseignement dispensé à CalArts. Lui, le membre des White Panters1, intéressé par la BD camp et le punk, doit faire face aux théories ultra-conceptuelles défendues par des professeurs comme John Baldessari, Douglas Huebler ou Michael Asher. Convaincu qu’ils ne peuvent pas comprendre son travail – « l’idée de mettre tout l’art populaire dans le même sac ne pouvait venir que de gens qui en ignoraient tout »2 –, il se tourne vers Laurie Anderson, qui intervenait de façon ponctuelle à Cal Arts, ou David Askevold, également présenté comme un conceptuel, mais fasciné par le surnaturel et les phénomènes occultes – le goût de Kelley pour l’« UFOlogy » lui vient de cette rencontre. Dans le même temps, il réalise ses premières performances dans tout ce que Los Angeles compte à l’époque de lieux alternatifs, de LACE à Beyond Baroque et, accompagné d’autres artistes de sa génération comme Tony Oursler ou Raymond Pettibon, va largement contribuer à installer définitivement Los Angeles comme l’une des villes incontournables du monde de l’art.

Mike Kelley More Love Hours Than Can Ever Be Repaid, 1987 The Wages of Sin, 1987 Photographie de Sandak/Macmillan Publishing Company, photograph copyright © Whitney Museum of American Art, New York

 

Voici donc, résumées en quelques lignes, les premières années de l’un des artistes les plus importants de notre temps – comme en attestent les innombrables témoignages apparus depuis la terrible nouvelle de sa mort. On ne revient que rarement sur l’importance de cette période d’apprentissage lorsque l’on évoque Mike Kelley. Elle est pourtant primordiale pour saisir pleinement toute la richesse et la complexité du corpus qu’il aura développé pendant plus de trente ans, puisque c’est là que se forge son goût pour certaines formes de contre-culture, et plus spécifiquement la musique (Detroit est la ville des Stooges et du MC5, précurseurs d’un rock urbain, violent et antisocial qui allait poser les jalons du punk), en même temps que son intérêt pour les formes d’art populaire : « J’ai commencé à travailler avec de l’artisanat parce que c’était l’art avec lequel j’avais grandi. Je voulais revenir et travailler avec les matériaux de ma classe sociale »3.

 

Néanmoins, malgré un succès grandissant durant les années 1980, la réception critique de son œuvre a parfois donné lieu à des interprétations erronées ou parcellaires. On l’a par exemple associé au Junk Art, du fait de l’utilisation de poupées et autres objets usagés, comme dans More Love Hours Than Can Ever Be Repaid (1987). Alors que Kelley cherchait à développer un propos sur le don, l’échange symbolique entre adultes et enfants, sur l’usage social fait de ces objets et la charge symbolique qu’ils contenaient, de nombreux critiques n’y virent qu’une exploitation des rebuts de la société industrielle et de consommation. Suite à sa participation à l’exposition Helter Skelter (MOCA, Los Angeles, 1992), il a également été affilié à une pseudo-scène angelenos fascinée par Charles Manson et la Family. Si l’exposition a remporté un franc succès, elle a en revanche largement contribué à donner une image fausse et réductrice du travail de Mike Kelley et consorts. C’est à partir du début des années 1990 que sa pratique va être reconnue à sa juste et véritable valeur, à travers plusieurs grandes expositions (Half A Man au Hirshhorn Museum en 1991, Catholic Tastes au Whitney Museum en 1993), mais également par le biais d’un numéro de Parkett et un texte séminal de Bernard Marcadé intitulé « The World’s Bad Breath », convoquant notamment la figure de Bataille comme prisme analytique. Par ailleurs, dans le cadre de Sonsbeek 93, grande exposition d’art contemporain sise à Arnhem, Kelley présente The Uncanny, d’après un essai écrit par Sigmund Freud en 1919. Composée d’objets issus de sa collection personnelle et de sculptures figuratives – de Hans Bellmer à Duane Hanson en passant par Charles Ray ou Kiki Smith –, l’exposition explore de nombreuses questions liées à la mémoire, la collection, l’anxiété tout en posant un regard ironique sur la résurgence de la sculpture figurative dans les théories postmodernes. Avec ce projet aussi brillant qu’inclassable, Kelley s’imposait définitivement comme figure incontournable du monde de l’art, à la fois comme artiste, curateur et théoricien. En 1999, John C. Welchman le qualifiait de « vernacular alchemist » [alchimiste du vernaculaire]4, insistant sur son érudition et sa capacité unique à manipuler des références pour le moins disparates, du proto-punk à Philip Glass, de la caverne de Platon à l’« UFOlogy », des théories psychanalytiques aux écrits situationnistes.

Mike Kelley Vue de l’exposition Kandors à la galerie Jablonka © Fredrik Nilsen Courtesy galerie Jablonka

 

S’il est impossible de ne retenir qu’une œuvre dans le corpus qu’il aura développé durant sa carrière, on peut tout de même souligner l’importance d’Educational Complex (1995), travail autobiographique sur le(s) souvenir(s), et plus précisément ceux liés à l’école, à ses années d’apprentissage. Cette plateforme regroupe en effet les maquettes des différents établissements fréquentées par l’artiste, compilation introspective qui enchevêtre fiction et moments vécus, fantasmés, déformés, analysés… Ce faisant, Mike Kelley stigmatisait une des dérives de nos sociétés contemporaines, à savoir le formatage éducatif et psychologique dont sont victimes nombre d’adolescents, et questionnait les différents traumas et croyances propres à cette période, faisant écho à la fois aux écrits de Michel Foucault – en premier lieu Surveiller et punir – et au « repressed memory syndrome » [syndrome de la mémoire refoulée]5.

 

Simplement considéré il y a encore quelques années comme l’un des chantres du « High & Low », Mike Kelley aura su se démarquer de cette étiquette et faire évoluer sa pratique vers une maîtrise rarement égalée, sans toutefois jamais renier ses premières amours. Ainsi de Kandors, projet monumental mené à partir de 1999 qui s’articule autour de Kandor, capitale de la planète Krypton et ville d’origine de Superman. Plus qu’une simple tentative de basculement d’un élément de la culture populaire (low) vers une culture plus savante (high), cette Gesamtkunstwerk postmoderne mêle entre autres choses un questionnement sur l’imaginaire collectif, le passage de la 2D à la 3D, la peinture de Matisse ou les architectures utopiques, témoignant de la capacité de Mike Kelley à évoluer au sein d’un champ culturel élargi, sans chercher à établir de hiérarchie, mais très conscient des symboles véhiculés par chacun des éléments manipulés dans son œuvre. Accompagné de ses acolytes de toujours – Jim Shaw, Raymond Pettibon et Paul McCarthy, pour ne citer que les plus importants –, il aura ainsi durablement modifié notre regard sur la culture populaire : « c’est un phénomène assez récent, une sorte de nivellement, la fusion totale du monde de l’art avec la culture de masse. […] Autrefois, j’imaginais un regardeur qui considérait la culture de masse de manière uniforme, qui ne pouvait pas distinguer entre les divers éléments de cette culture de masse, qui ne pouvait donc pas avoir d’attitude critique à son égard. Aujourd’hui, à ma connaissance, la plupart des regardeurs ont adopté la culture de masse, ils comprennent des tas de choses à son propos »6. Lui qui se considérait comme trop jeune pour être un hippie et trop vieux pour être un punk, il se sera offert une dernière sortie qu’on aurait voulu moins rock ‘n’ roll…

Mike Kelley Test Room Containing Multiple Stimuli Known to Elicit Curiosity and Manipulatory Responses 1999

1 Les White Panters sont un groupuscule politique dont le programme était calqué sur celui, en dix points, des Blacks Panthers, auquel avaient été rajoutés trois autres points : « rock, came, et sexe en pleine rue ».

2 Mike Kelley, in Jean-François Chevrier, « Mike Kelley », in Galeries magazine n°45, octobre/novembre 1991, p.90

3 Entretien avec Franz West et Anne Pontégnie, in To be read aloud (À lire à haute voix) (sous la direction de Mike Kelley et Franz West), Vienne, Verlag Pakesh und Schelbrügge, 1999

4 John C. Welchman, « The Mike Kelleys », in Mike Kelley (sous la direction de Isabelle Graw, Anthony Vidler et John C. Welchman), Londres, Phaidon Press, 1999, p. 87

5 Cette notion désigne l’idée selon laquelle les souvenirs d’expériences traumatiques peuvent être inconsciemment refoulés et rendus inaccessibles à la conscience, une psychothérapie permettant au patient de se remémorer ce souvenir. Le débat portait sur le fait que pour certains, les souvenirs déterrés au cours de la thérapie étaient vrais, alors que pour d’autres ils étaient imaginaires, voire implantés sans le savoir par les analystes chez les patients.

6 Mike Kelley, in Jean-Philippe Antoine, « Basket nocturne à dos d’âne », in Cahiers du Musée National d’Art Moderne n°73, automne 2000, p. 111


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