L’Ange de l’histoire

par Ingrid Luquet-Gad

Josephine Meckseper

Palais des Beaux-Arts, 24 avril – 7 juillet 2013

Comment parler de l’histoire ? Comment un chaos d’événements peut-il être rendu intelligible ? Penser le rapport au temps sur le mode du temps construit et l’histoire sur celui de l’historiographie n’est pas seulement une manière pour les exégètes de Walter Benjamin de définir le pivot central d’une œuvre polyforme, mais également la problématique qui préside à la réorganisation du lieu d’exposition de l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Paris. Investissant un espace entièrement repensé par l’agence Neufville-Gayet Architectes en collaboration avec le scénographe Alexis Bertrand et la conceptrice lumière Virginie Nicolas, le Palais des Beaux-Arts, qui reprend son appellation d’origine, entend mettre en œuvre, sous la direction de Nicolas Bourriaud, une formule d’expositions innovante centrée autour de la manière dont les artistes traitent de la question historique. Les trois expositions thématiques annuelles déclineront leur thème au moyen de quatre parties (ou plus précisément « paragraphes ») :§ La Collection des Beaux-arts ; § L’Exposition collective d’art contemporain ; § Redécouvrir un artiste du XXème siècle ; § Le Belvédère : les jeunes artistes issus des Beaux-arts de Paris.

La systématicité du parti-pris pointe l’enjeu de conceptualisation qui s’y joue : parler d’histoire, avec L’Ange de l’Histoire, exposition qui, dès le titre emprunté aux Thèses sur le concept d’histoire de Walter Benjamin, annonce la couleur, c’est en effet sortir des impasses du postmodernisme, dont le rapport à l’histoire oscille entre coupure nette avec le passé et filiation pervertie [1]. Mais c’est également se situer dans une perspective différente du modernisme, en ce qu’il ne s’agit pas ici d’un art en quête de sa propre trace, mais bel et bien de l’art comme prisme au travers duquel regarder l’histoire. Non pas l’histoire de l’art, mais l’histoire et l’art : l’ambition est plus radicale qu’il n’y paraît, et présente l’avantage d’éluder les discours fatalistes relatifs à la mort de l’art, au profit de la « dimension heuristique de l’art, la capacité de l’exposition à constituer un moteur de recherches » [2].

On connaît le goût de Nicolas Bourriaud pour les expositions ambitieuses, véritables systèmes philosophiques en acte, à l’instar d’Altermodern à la Tate London en 2009, exposition similairement motivée par la volonté d’élaborer un nouveau rapport à la périodisation qui ne se contenterait plus de renvoyer dos à dos modernisme et postmodernisme, mais se love au plus près des plis et replis du contexte contemporain. Dans une interview à Art in America, l’ « altermodernité » était définie en collusion avec les nouvelles mobilités, tant spatio-temporelles que d’un médium à un autre [3]. A ce nouveau cosmopolitisme répondrait alors aujourd’hui un nomadisme historique rendu possible grâce à l’accès facilité aux documents via internet, l’appropriation de l’espace trouvant son pendant dans l’appropriation du passé, et plus précisément ce qui nous en est parvenu : « les fragments historiques et les ruines » [4].

Josephine Meckseper

Josephine Meckseper, Natural History, 2011. Impression jet d’encre sur toile, parapluie, acrylique sur toile, objets en métal, techniques mixtes, 240 x 240 x 32 cm © Josephine Meckseper / Timothy Taylor Gallery, London ; Andrea Rosen Gallery, New York.

C’est bien le sort fait aux traces qui constitue le maître mot de l’exposition. Si la figure benjaminienne de l’Ange de l’Histoire, poussé qu’il est « vers l’avenir auquel il tourne le dos », lie la question du mouvement historique à celui de la ruine, Walter Benjamin précise : « Ce que nous appelons histoire s’engendre dans l’écriture de l’histoire ; écrire l’histoire n’est pas retrouver le passé, c’est le créer à partir de notre propre présent ; ou plutôt, c’est interpréter les traces que le passé a laissées, les transformer en signes, c’est, en fin de compte, ‘lire le réel comme un texte’ » [5]. Pluraliser l’histoire en faisant intervenir le concept d’écriture, concevoir l’exposition comme « cadre d’élocution » [6] ouvert, se traduit par la juxtaposition de temporalités différentes par l’organisation en rubriques. Pour la première de ces expositions-programmes, le visiteur abordera la jeune création par l’intermédiaire de la série d’objets photographiques du Musée Antidote de Florian Fouché ; la génération des années 2000, ces « primitifs de l’ère numérique » [7], avec l’exposition collective dans l’espace central ; le pop-art des années 1960 avec la première exposition monographique du brésilien Glauco Rodrigues ; tandis que les pièces choisies parmi les quelques 450 000 de la collection permanente feront se confronter, autour du thème de la « rhétorique de la ruine », gravures de Dürer et photographies du Paris au sortir de la Commune et de la guerre de 1870 par Jules Andrieu.

Les œuvres sélectionnées, hétéroclites, se recoupent par leur commune nature d’image-dialectique : elles récapitulent la saisie subjective d’une certaine histoire et capturent le devenir au sein de la forme particulière. De fait, il s’agit pour un grand nombre d’entre elles de pièces qui s’approprient les modes de présentation de l’histoire, jouant sur la forme de la vitrine, de l’archive et de l’inventaire afin de mieux retranscrire les multiples strates qui président à la formation d’une image. De l’exposition collective, où la volonté de conceptualisation précédemment évoquée se fait jour de la manière la plus manifeste, se dégage une commune rhétorique de l’objet trouvé, du collage et de l’archéologie (au sens foucaldien du terme). Les livres ouverts à l’intervention du spectateur de Marwa Arsanios (Words as sounds, language as rhymes, 2012 ; 98thesis for translation, 2010) qui soumettent des documents ayant trait à l’éclosion des nouvelles idées socialistes dans l’Égypte des années 1960 aux réinterprétations d’artistes et de penseurs, les vitrines de Josephine Meckseper (The Possibility of an Island, 2012 ; Jaguar, 2010 ; Natural History, 2011) accumulant les fétiches de pacotille de la société de consommation post-industrielle ou encore les tableaux puisant leur matière dans les images pixelisées glanées au hasard sur internet de Clement Rodzielski (Sans-titre, 2007 ; Sans-titre, 2011) sont autant d’exemples d’œuvres fortes, où la forme de l’exposition est phagocytée par l’objet d’art qui réaffirme son autonomie et sa capacité à faire monde.

On entrevoit alors la possibilité de ne plus lire la fin des grands récits qui justifiaient les avant-gardes sur le mode du désenchantement postmoderne, mais au contraire comme l’occasion de récupérer, à travers son historicisation, la souveraineté d’une œuvre d’art autonome qui aurait pleinement intégré le fragment jusque dans ses modes de présentation. Pourtant, c’est en raison de l’accent mis sur cette autonomie même que l’impression dominante est celle de se retrouver au milieu d’œuvres qui sont autant d’ilôts-palimpsestes sans rapports transversaux les uns aux autres, l’organisation spatiale prolongeant celle d’Altermodern, qui faisait également le pari du fragment et de la présentation éclatée sur le mode de la fenêtre pop-up. La prise en compte de l’usage subjectif du passé débouche paradoxalement sur l’impression d’une incommunicabilité entre les différentes expériences, qui n’est pas sans faire planer l’ombre d’un certain relativisme historique : ainsi, les échos formels au sein du dispositif de l’exposition se font essentiellement en raison du choix de présenter plusieurs œuvres des mêmes artistes. S’impose alors le constat quelque peu inquiétant du cloisonnement des expériences particulières – incommensurables ? – à l’encontre d’une scénographie qui travaille à une réconciliation plus fluide des strates historiques, au moyen de cimaises basses en mesure de neutraliser le décor originel du XIXème siècle sans l’occulter.

On ne peut que louer l’effort pour ne pas tomber dans un didactisme que la structure très systématique de la programmation aurait pourtant facilement pu entraîner ; la contrepartie est un propos un peu heurté, mais qui laisse néanmoins au spectateur une grande liberté, ouvrant un cadre d’élocution dont il sera très certainement intéressant de suivre les développements.

  1. Qu’est-ce que le contemporain ? Dir. Catherine Naugrette, Paris, Harmattan, 2011, p. 72 : « D’une part, la rupture avec toute la tradition moderne et la concentration obsessionnelle sur les auteurs les plus contemporains ; d’autre part, la recherche d’une tradition qu’on s’efforce de dégager du récit moderne […] »
  2. Nicolas Bourriaud interviewé par Céline Piettre, « Paris a besoin d’une grande école d’art internationale », 04/04/2013, blouinartinfo.com
  3. Nicolas Bourriaud interviewé par Bartholomew Ryan, en réponse à la question «What is the ‘Altermodern?’ » : « First, it is an attempt to reexamine our present, by replacing one periodizing tool with another. After 30 years into the ‘aftershock’ of modernism and its mourning, then into the necessary post-colonial reexamination of our cultural frames, ‘Altermodern’ is a word that intends to define the specific modernity according to the specific context we live in – globalization, and its economic, political and cultural conditions. The use of the prefix “alter” means that the historical period defined by postmodernism is coming to an end, and alludes to the local struggles against standardization. The core of this new modernity is, according to me, the experience of wandering — in time, space and mediums. », 03/17/09, Art in America
  4. Nicolas Bourriaud, dossier de presse de l’exposition
  5. Stéphane Mosès, L’ange de l’histoire – Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Folio Essais, 2006, p. 201
  6. Nicolas Bourriaud interviewé par Anaël Pigeat, Artpress Mai 2013
  7. Nicolas Bourriaud, dossier de presse de l’exposition

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