Des corps compétents

par Ingrid Luquet-Gad

Des Corps Compétents (La Modification), Villa Arson, Nice, 23 novembre 2013 – 13 janvier 2014. *

De quoi parle-t-on vraiment lorsque l’on parle de sport [1] ? Lorsqu’on en parle hors des gradins, hors du vestiaire – lorsque la discussion a lieu dans le cadre d’un workshop mené à l’initiative d’une école d’art ?

Le film Zidane, un portrait du XXIe siècle de Philippe Parreno et Douglas Gordon nous l’aura récemment rappelé [2]  : nombreux sont les artistes à avoir fait une incartade sur le terrain du sport. En réalité, rien de surprenant à cela. Le sport, en effet, se présente, de manière générale, comme une activité hautement codifiée, chaque discipline se caractérisant, pour l’observateur extérieur, par un ensemble de règles matérialisées sous la forme d’un registre de symboles plastiques, élaborés de manière à être facilement repérables et rapidement lisibles. Par leur reprise et leur réemploi, il devient alors possible de faire évoluer le propos vers des thèmes connexes plus abstraits comme l’action, le corps, la compétition ou encore la maîtrise de soi, tout en conservant l’avantage d’un vocabulaire formel simple, accessible et préalablement connu de tous.

C’est bien la manière dont procède l’exposition Des Corps Compétents (La Modification). Si l’espace d’exposition emprunte au gymnase son sol vert et crissant parcouru de lignes rouges, jaunes et bleues qui permettent de délimiter les terrains de jeu, le propos qu’entend développer Arnaud Labelle-Rojoux, commissaire de cette exposition, dépasse de loin un simple rapport illustratif. Une attention plus scrupuleuse permettra de se rendre compte que les tracés ne relèvent pas de véritables disciplines sportives, et semblent avoir été réarrangés en fonction de critères purement esthétiques, troquant l’usage contre l’apparence. Quant aux cimaises, elles sont montées sur roulettes, disposées en biais et presque à la va-vite, comme s’il était nécessaire de pouvoir les changer de place rapidement à la manière de décors de théâtre. Prolongeant la réflexion initiée lors de deux workshop menés conjointement entre la Villa Arson et la HEAD Genève, l’exposition se structure autour d’une étrange triangulation digne d’un scénario de vaudeville : l’artiste, le sportif et l’acteur de burlesque. Trois manières différentes de mettre en scène le corps en action, et d’en venir interroger les compétences. Dans le journal de l’exposition, Arnaud Labelle-Rojoux explique qu’ « une des idées de départ était de ne pas laisser ce mot de ‘compétence’, après celui de ‘performance’, au seul lexique managérial ». Car c’est aussi et surtout de performance dont il est question : plutôt que cerner et d’exposer celle-ci à travers ses vestiges et ou ses reenactments [3], elle est ici envisagée par le biais d’ autres activités de dépense physique qui lui sont afférentes.

Vue de l'exposition avec oeuvres de Laurent Faulon et Gabriel Méo / Photo Villa Arson.

Vue de l’exposition avec oeuvres de Laurent Faulon et Gabriel Méo / Photo Villa Arson.

Loin de se complaire dans la redite citationnelle d’images d’images ou de faire acte d’un refus d’ajouter des objets au monde, les artistes présentés dans l’exposition s’emploient à réinventer les protocoles d’usage des choses et du monde. La véritable nouveauté que permet de dégager l’angle d’approche choisi est, qu’à la différence du travail sur le protocole qu’ont pu mener les artistes proches de l’esthétique relationnelle, le détour par la dépense physique permet de délaisser la visée de la création de nouveaux modèles d’interaction au profit d’un recentrement sur soi voire de l’émergence de mythologies personnelles : la compétence n’est aucunement à confondre avec la compétition, et ceux qui se dépensent le font « en vue d’une finalité très déterminée mais futile » [4]. Ainsi, Ugo Schiavi, récemment diplômé de la Villa Arson, s’approprie en les escaladant diverses sculptures monumentales (1% climbing, 2013). Sous des dehors hauts en couleur et en gesticulations, le point central soulevé – paradoxalement ?- tout en finesse et nuances est celui de la légitimation de l’expérience singulière : on n’a pas affaire à une humanité lisse et abstraite, ni à une mécanique sociale bien huilée, mais au corps individualisé qui sue et souffre. Un retour au singulier qui est loin d’aller de soi, lesté qu’il est d’une ancienne mais non moins tenace condamnation pesant sur l’artiste source et sujet de sa création, perçu comme enfermé dans sa tour d’ivoire ou auto-idolâtre ; nécessitant en cela précisément le détour par le sport et le burlesque. Si Olivier Blanckart se glisse l’instant d’un cliché dans la peau de Fabien Barthez (Moi en Fabien Barthez, 2013) et Massimo Furlan le temps d’un match dans celle de Michel Platini (N°10, 2007), Esmeralda Da Costa donne sa pleine portée à la métaphore du sport comme miroir (la vidéo Em’prise, 2010 montre un sac de boxe suspendu dont la surface est réfléchissante).

Surnage alors un portrait de l’artiste en arpenteur des espaces ordinaires ; légèrement désabusé, il tourne parfois un peu en rond, mais le fait avec entrain, à l’exemple d’Anne-Sophie Duforets, « patineuse de musée » (Patins, 2012). Et même devant la très belle vidéo d’Olivier Dollinger, montrant l’absurdité qui s’infiltre lorsque s’absente le contexte d’exhibition, avec un bodybuilder lâché tel un fauve dans un lieu d’exposition vide (The Tears Builder, 1998), on ne peut s’empêcher de prendre les choses à la légère. Car tant que dure le mouvement continue la création.

  1. Haruki Murakami s’était déjà posé la question avec « What I talk about when I talk about running ».
  2. Le film a été montré au Palais de Tokyo à l’occasion de la rétrospective de Philippe Parreno cet hiver.
  3. On se rappellera de l’exposition Ne pas jouer avec les choses mortes à la Villa Arson, Nice (commissariat Eric Mangion, co-commissariat Marie de Brugerolle ; 29 février – 29 mai 2008). Voir aussi, plus récemment, PERFORMANCE – Empreintes et passages à l’acte à la Friche La Belle de Mai, Marseille (commissariat Medhi Brit ; 2 juillet – 15 septembre 2013).
  4. Matthieu Haumesser, Activité physique et exercice spirituel. Essais de philo du sport, Vrin 2008

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