La chronique de Moscou #2

par Nicolas Ceccaldi-Audureau

Le goût du pugilat

par Nicolas Audureau

Quelle autorité est en mesure de définir en premier lieu ce qu’il est autorisé de faire ou non en art aujourd’hui ? Autrement dit, quelle autorité dicte à l’artiste son champ de liberté ? L’histoire de l’art ? L’ouverture infinie à des pratiques éclatées annoncée par la critique d’art ? L’artiste lui-même ? Le musée ? Rien de tout ça à l’évidence ! L’autorité première en mesure de définir ce qu’il est autorisé de faire ou non en art aujourd’hui est la police. Incarnation de la Loi et garante morale de son application, la police a le devoir d’intervenir en cas d’infraction des tables édictées. En cas de problème, la police intervient pour que justice soit faite. La police qui, comme l’indique avec humour Boris Groys (1), n’a pas été informée de la fin de l’Histoire de l’art et de ses changements fondamentaux opérés au XXème siècle, est en premier chef la gardienne de ce que la société s’autorise ou non à reconnaître comme art. Concierge de la tolérance publique, Cerbère de la morale collective, la police dit à l’artiste ce qu’il peut faire et ce qu’il ne peut pas faire.

Mais grand Dieu, heureusement, les artistes s’en foutent ! Ou pour le dire autrement, nul ne peut ignorer la Loi, mais tous les artistes n’en tiennent pas compte. Le fait que les douanes françaises aient retiré, vendredi 25 octobre, les œuvres d’Oleg Kulik exposées par la galerie XL de la FIAC 2008 ne l’aura pas empêché de continuer et le caractère artistique de ses œuvres, et donc paradoxal, lui aura épargné une sanction. Oleg Kulik qui, par ailleurs, est montré actuellement à Paris sans que cela n’ait contrarié les douanes (2). Parenthèse : c’est d’ailleurs pour le moins étonnant que les œuvres anciennes de Kulik puissent encore lui valoir ce « succès » quand on sait qu’aujourd’hui il réalise des yourtes, habillé en Mongol. Fermez la parenthèse. Quoiqu’il en soit, il faut admettre que sans ce jeu ambigu avec les autorités, les œuvres de certains artistes perdraient de leur tension pour ne pas dire de leur sens. On pense à Santiago Sierra, Alain Declercq ou Critical Art Ensemble pour ne citer qu’eux. Mais une chose est remarquable chez les artistes russes de cette trempe : le sens du danger et de la provocation est assez éloigné des conceptions que nous pouvons en avoir en Europe de l’Ouest. Et ceci vient en partie de cela : La Loi en Russie est sensiblement différente de celle érigée en France (par exemple). Plus dure, plus répressive, elle est aussi paradoxalement moins présente. Autrement dit, vous n’avez pas le sentiment d’avoir la Loi sur le dos en permanence et la présence même des forces de l’ordre apparaît comme une énonciation de l’absurde et du hasard plus qu’un rappel de la voie à suivre. C’est ce qui peut expliquer, dans une certaine mesure, le sentiment étonnant de liberté que procure la vie à Moscou, capitale d’un pays chaotique dirigé par une dictature. La Loi est plus aléatoire dans son application et, en somme, plus arbitraire. Les chefs d’entreprises (3), les journalistes, les écrivains en pâtissent régulièrement. La censure n’a pas plus de caractère systématique : la télévision diffuse des corps mutilés en pagaille confondant tour à tour fiction (séries) et réalité (reportages) sans que quiconque ne s’offusque, mais South Park est montré du doigt (4).

Alors quoi ? Et bien disons que le mot provocation n’a ni le même sens ni le même poids ici et ailleurs. Passé cet aphorisme, que peut-on constater ? Que les performances de Radek community au début des années 2000 avaient pour vocation – si on peut le dire ainsi – de provoquer la réaction des autorités. Sans cette réaction, leurs actions seraient tombées dans la banalité des gestes absurdes qui jonchent les trottoirs de Moscou. De la même manière, les Manifestations de David Ter-Oganyan et Ilya Budraitskis provoquent immanquablement la haine des autorités en Russie, mais évoquent en France une voix (une parole) alternative quasi-impossible à faire naître (5) en raison d’une chose : la manifestation y est le sport national et a largement perdu de sa vigueur contestataire. C’est, pour paraphraser Slavoj Žižek, « l’excès de démocratie » qui évacuerait toute possibilité de conflit ; conflit pourtant nécessaire à l’expression de la démocratie (6). Et cette évocation de l’évacuation n’est pas moins inquiétante car elle révèle la difficulté de se réaliser en l’absence de conflit. C’est un paradoxe que Freud a résolu à travers le complexe d’Œdipe. C’est l’impasse dans laquelle demeure la gauche en France. Pas de conflit en face. Uniquement un gros mange-cailloux qui assimile toute opposition, la laissant gisante et incapable de se réaliser. « La violence est destructrice pour l’idée de la démocratie » disait Kulik dans les années 90. C’est incontestable. Mais l’impossibilité même de se réaliser n’est-elle pas une forme de violence morale ?

Soit. So what? Ce que l’on peut apprécier chez les artistes russes, c’est précisément leur capacité à trouver un objet de conflit. Les Bombes de David Ter-Oganyan, en sont un bon exemple. La bombe est unanimement associée au terrorisme. Et s’il y a une image qui provoque aujourd’hui la peur, la haine et la dissension à l’Ouest, c’est encore celle du terroriste. Rappelons-nous de la FIAC 2005 qui s’est arrêtée de respirer face aux citrouilles, courgettes et bouteilles de soda emmaillotées de scotch,  Bombes de David Ter-Oganyan qui ont dû être retirées du stand de la galerie Rabouan-Moussion pour éviter la panique. Il serait d’ailleurs intéressant de se demander d’où vient cette résistance des œuvres des artistes russes, non pas au marché – ce qui serait fallacieux même d’imaginer – mais au format des stands de la FIAC. Quant à l’objet de conflit, l’esprit français aura tendance à dire que tout cela est trivial, franchement direct, voire didactique. Mais cette réponse ne serait-elle pas précisément dictée par notre pusillanimité, par notre manque de vitalité et de volonté de conflit ? Par la perte du goût du pugilat ?

Nicolas Audureau

(1) Boris Groys, Art Power, Ed. MIT Press, 2008
(2) Oleg Kulik, New Sermon, Photos et vidéos de performances 1993-2003, galerie Rabouan-Moussion, Paris, jusqu’au 14 novembre 2008
(3) Les hommes d’affaires s’unissent contre les arrestations arbitraires, in Courrier International, édition électronique du 31 octobre 2008. Source : http://www.vremya.ru/2008/202/46/216011.html
(4) Que de tracas au pays des merveilles, in Courrier de Russie, édition électronique du 16 octobre 2008. Source : http://www.lecourrierderussie.ru/fr/magazine/?artId=3754
(5) David Ter-Oganyan et Ilya Budraitskis, Manifestation, 25 octobre 2007 dans les rues de Bourges. http://colocation-box.ensa-bourges.fr
(6) Slavoj Žižek, Plaidoyer en faveur de l’intolérance, Ed. Climats, 2004

David Ter-Oganyan

David Ter-Oganyan


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