Entretien avec Hans-Ulrich Obrist

par Nicolas Leavenworth

Fragments d’une conversation

Après la réception pour le moins âpre réservée par la presse française à la dernière Biennale de Lyon (y compris dans les pages de 04), Hans Ulrich Obrist revient sur ce traitement et sur la nomination de Catherine David comme commissaire invitée pour l’édition 2009, sur la notion de commissaire vs. curator en France, et sur sa vision de la notion d’exposition.

Entretien publié originalement en partie dans 04, n°3, automne 2008

Comment avez-vous ressenti la façon dont la Biennale de Lyon 2007 a été reçue par la presse française ?

Il y a eu pour moi un grand écart entre la façon dont la Biennale a été traitée par les presses française et internationale. Dans la presse internationale, la Biennale a reçu un accueil chaleureux, avec de nombreux articles publiés en Allemagne, en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis. Cet écart, à propos duquel Stéphanie Moisdon (co-commissaire avec Obrist de la dernière Biennale, ndlr) m’a rapidement alerté, m’étonne.

Quelles sont d’après vous les raisons de cette différence de traitement ?

Je ne sais pas jusqu’à quel point cela ne viendrait pas des problèmes qui subsistent en France autour du mot « curator ». Il ne faut oublier qu’il n’y a pas de mot équivalent dans la langue française. Lorsque je travaillais en France, je trouvais toujours très étrange qu’on m’appelle « commissaire ». C’est un terme qui a un côté autoritaire, alors que le mot « curator », qui est issu du latin « curare » – « prendre soin de » -, permet à mon sens des définitions plus larges.
Toute ma démarche en tant que curator a quelque chose à voir avec le processus de constitution d’une exposition. Je suis né à Zurich en 1968 et j’ai grandi en Suisse avec ce modèle du curator qu’était Harald Szeemaan. Lorsque j’ai commencé à travailler avec Kasper König, nous avons fait ensemble des expositions, des livres, des biennales… et König fait partie de ces quelques personnes qui ont révolutionné la notion de curator indépendant.
Mais le fait est que j’ai choisi une profession qui existait déjà et je n’ai jamais cessé depuis de m’interroger sur mon rôle de « austellungsmacher ». Cette idée de concepteur d’exposition, elle a existé en France, mais dans l’institution. Lorsque j’ai commencé à travailler avec Suzanne Pagé en France, j’ai énormément appris d’elle : sa vision d’un musée, les collections de musée contemporaines ou historiques, l’idée de faire d’un musée un véritable kraftwerk qui oscille entre l’historique et le contemporain – ce qu’elle a fait avec le Musée d’art moderne de la Ville de Paris.

Peut-être les règles du jeu(1) de la Biennale ont-elles été mal comprises ?

Depuis le début des années 90, nous avons fait un certain nombre de biennales de Berlin à Guangdong et cela me semble à chaque fois nécessaire d’inventer de nouvelles règles du jeu. Ce qu’on a inventé pour Lyon, ça n’a jamais été qu’une des règles possibles. Avec ce système de délégation, on a tenté de s’opposer à l’idée de listes d’artistes qui circulent d’une biennale à l’autre. On a souhaité créer une relation artiste/curator en tête à tête, soit quasiment cinquante monographies. Lyon est l’une des seules biennales au monde capable de produire les œuvres. C’était donc une question de contexte : cette volonté de montrer chaque artiste le mieux possible, de montrer des choses nouvelles et de s’interroger sur le devenir de l’art en ce début de XXIe siècle, on n’aurait jamais pu la mettre en œuvre ailleurs qu’à Lyon.
Par ailleurs, quand on visite une biennale, on a envie d’en savoir plus sur la scène locale. On a donc créé deux expositions à l’intérieur de la Biennale consacrée à la scène française, en demandant à Sâadane Afif et Pierre Joseph de travailler sur cette idée. Afif a rendu un hommage oblique aux artistes français de la fin des années 90-début des années 2000 via la Zoo Galerie et la revue 02 (la grande sœur de 04, ndlr) et Pierre Joseph, qui a décidé de passer plus de temps à transmettre qu’à exposer, nous a proposé sa vision de la très jeune scène française.

Avez-vous appris des choses en travaillant avec ces 50 jeunes curators ?

C’était vraiment fascinant de voir qui ils choisissaient. C’est vrai aussi que Stéphanie Moisdon et moi étions déjà en dialogue avec la plupart d’entre eux. Leurs choix, les textes qu’ils nous ont rendu expliquant leur démarche, tout était surprenant. Ce qu’on leur a vraiment demandé au final, c’est « étonnez-moi ! », la fameuse expression de Serge de Diaghilev, le créateur des ballets russes… Quoi qu’on établisse comme règles, il y aura toujours des gens pour en jouer. C’était intéressant de voir quelqu’un comme Dorothea Von Hantelmann ne pas choisir un jeune artiste mais James Coleman, ou Eric Troncy choisir David Hamilton pour montrer quelque chose de difficile à regarder à notre époque. C’était aussi un moyen post-national, voire trans-national d’approcher le champ de l’art. Il y a vingt ans, un curator suisse aurait choisi un artiste suisse, un curator français un artiste français, etc. A Lyon, pour ne donner qu’un exemple, le curator italien Francesco Manacorda, qui travaille désormais au Barbican à Londres, a choisi Armando Andrade Tudela, un artiste péruvien qui vit à Saint-Etienne. Un chemin complexe du local vers le global qui donne un paradigme intéressant puisque cela faisait de Tudela un des artistes les plus locaux de toute l’exposition.

Que vous inspire la nomination de Catherine David en tant que commissaire invitée pour 2009 ?

C’est une excellente nouvelle. La continuité qui existe à Lyon d’une édition à l’autre est un phénomène très riche mais très rare.

A quel niveau ?

Avec la plupart des biennales, les challenges dépendent des éditions : d’une année à l’autre, on aura une exposition intéressante puis quelque chose de passable, alors que Lyon réinvente sans cesse les règles de jeu. Il y a aussi cette question de représentation nationale à travers les financements nationaux, comme à Venise et son système de pavillons qui appartiennent toujours aux différents Etats qu’ils représentent. À Lyon, on va beaucoup plus loin que cette question de représentation nationale. Alors qu’on manque d’espace en France pour les curators indépendants, la biennale de Lyon reste une plateforme extraordinaire de liberté de pensée. C’est à chaque fois un chapitre différent, parfois en rupture ou sans lien avec le précédent, à l’intérieur d’un continuum qui s’appelle Thierry Raspail. Les autres biennales ont un directeur artistique qui change d’une année ou d’une ère politique à l’autre, au gré des gouvernements. Mais Lyon nous prouve qu’il est possible d’avoir un véritable continuum à travers lequel les choses puissent exister.

Comment voyez-vous le format des expositions à long terme ?

J’ai le sentiment que ce format pourrait résider dans les livres. Je fais des livres de manière obsessionnelle en ce moment, quasiment un par semaine : des interviews, des essais, des catalogues d’expositions… J’ai cette inquiétude que rien ne reste vraiment lorsqu’on fait des expositions. Quand une exposition se termine, les choses s’en vont. Je fais des expositions depuis vingt ans mais tout ce qu’il en reste à la fin de la journée, ce sont des livres. Un cinéaste peut montrer ses vieux films autant qu’il le souhaite, un curator ne peut pas diffuser de nouveau ses anciennes expositions. Toutes les semaines j’ai dans mon bureau des thésards ou des journalistes qui souhaitent écrire sur Cities on the Move (1997) ou d’autres expositions. C’est assez drôle : je suis comme un conteur qui raconte des histoires à propos de choses qui n’existent plus que sous la forme de quelques archives, quelques photos…
Cette idée d’archive m’intéresse vraiment. L’art ne s’est pas encore vraiment intéressé à l’archive mais plutôt à l’objet, à la collection d’objets. Le XXIe siècle deviendra un siècle d’archives – telle est ma prédiction !
Beaucoup des œuvres actuelles ne s’incarnent pas sous la forme d’un objet. De plus en plus, les artistes développent une œuvre qui est l’exposition, où l’exposition est l’œuvre. Les expositions de Pierre Joseph ou Sâadane Afif sont des expositions d’artistes, mais ce n’est pas quelque chose qu’on peut revisiter maintenant que la Biennale est terminée. Nous devons trouver des mécanismes de travail pour qu’il y ait plus d’archives et de mémoires. C’est pourquoi je viens d’achever un livre consacré au livre en tant qu’exposition, avec des entretiens que j’ai réalisés avec ces pionniers qu’étaient Pontus Hulten, Harald Szeemann, Werner Hoffmann et bien d’autres. Ces gens avec qui j’ai parlé pendant des semaines entières, qui sont pour la plupart tous morts ces deux dernières années…
Les archives, ce n’est pas nouveau dans mes obsessions, mais je suis en train d’en faire une vraie urgence. Et j’ai envie de reconsidérer ce qui arrive quand une exposition devient permanente. J’ai parlé des rares cas où une exposition toute entière devient collection publique, et des expositions sous forme de livre. La troisième possibilité, c’est que l’exposition devienne permanente, comme le Lightning Field de Walter de Maria.

(1) Intitulée 00’s – l’histoire d’une décennie qui n’est pas encore nommée, la Biennale de Lyon 2007 était conçue sur le modèle d’un jeu où cinquante curators du monde entier étaient invités à donner le nom d’un seul artiste.

Hans-Ulrich Obrist, A Brief History of Curating, Les presses du réel, parution prévue en septembre 2008

Hans-Ulrich Obrist, Conversations, Manuella éditions. Mars 2008.

Vue de l'exposition Promenade au Zoo au musée d'art contemporain de Lyon, curateur Saàdane Afif, au sol Pierre Ardouvin, Marcher sur l'eau, au mur, ClaireFontaine, To hell I delve.

galerie :

image 1 : vue de l’exposition Promenade au Zoo au musée d’art contemporain de Lyon, curateur Saàdane Afif, Alain Declercq sans titre.

image 2 : vue de l’exposition Promenade au Zoo au musée d’art contemporain de Lyon, curateur Saàdane Afif, salle magazine 02 : Bruno Peinado, Olivier Babin.

image 3 : vue de l’exposition Promenade au Zoo au musée d’art contemporain de Lyon, curateur Saàdane Afif, Mathieu Mercier

image 4 : vue de l’exposition Promenade au Zoo au musée d’art contemporain de Lyon, curateur Saàdane Afif, Lili Reynaud-Dewar, The center and the eyes.

image 5 : vue de l’exposition Promenade au Zoo au musée d’art contemporain de Lyon, curateur Saàdane Afif, Alain Declercq sans titre.

image 6 : Vue de l’exposition Promenade au Zoo au musée d’art contemporain de Lyon, curateur Saàdane Afif, au sol Pierre Ardouvin, Marcher sur l’eau, au mur, ClaireFontaine, To hell I delve.

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