Imagine Brazil au MAC Lyon

par Fabiana de Moraes

Exposition « Imagine Brazil » présentée au Musée d’art contemporain de Lyon *, du 5 juin au 17 août 2014.

L’art brésilien est toujours d’actualité, grâce à un moment d’exaltation à l’international, poussé certainement par le boom économique de ce géant du sud, ainsi que par la visibilité de certains artistes cotés sur le marché de l’art. Cependant – et fort heureusement – ce regain d’intérêt pour la culture et l’art brésiliens s’accompagne de l’apparition d’une préoccupation pour des questions d’essence, au-delà des trivialités de surface. La vision de l’étranger, imprégnée de clichés, baigne dans l’idéalisation, dans les images issues d’un séduisant pays tropical : métissage, anthropophagie culturelle moderniste, couleurs locales, musique, mais aussi dureté sociale, violence immédiate. Le contexte permet désormais d’envisager des approfondissements, une lecture et une écriture plus attentives de l’histoire et de l’histoire de l’art au Brésil.

Vue de l’exposition « Imagine Brazil » au Musée d’art contemporain de Lyon. Œuvres de Paulo Nimer Pjota © photo Blaise Adilon.

Vue de l’exposition « Imagine Brazil » au Musée d’art contemporain de Lyon. Œuvres de Paulo Nimer Pjota © photo Blaise Adilon.

C’est dans cette perspective d’ouverture et d’intérêt renouvelé que s’inscrit l’exposition Imagine Brazil, proposé par Gunnar B. Kvaran, Hans Ulrich Obrist et Thierry Raspail, au MAC de Lyon. Le public français connaît certainement quelques noms parmi les 14 jeunes artistes invités – certains ayant participé à la Biennale de Lyon l’année dernière, comme Jonathas de Andrade, Thiago Martins de Melo, Paulo Nazareth, Paulo Nimer Pjota et Gustavo Speridião. D’autres, comme Sofia Borges et Cinthia Marcelle, ont participé à des expositions dans des galeries parisiennes en 2013. Venant de toutes les régions du Brésil, ces artistes partagent avec Rodrigo Cass, Adriano Costa, Deyson Gilbert, Marcellvs L., Rodrigo Matheus, Sara Ramo et Mayana Redin un intérêt marqué pour une approche conceptuelle de l’art, aux accents souvent politico-sociaux, associés au formalisme, mais aussi à l’expérimentalisme.

J. Borges, O vaqueiro [le cowboy], 2013 (gauche). Gravure sur bois 48 x 33 cm. Courtesy de l'artiste, Bezerros /// J. Borges, O Ninho Dacoruja, 2013 (droite). Gravure sur bois, 48 x 33 cm. Courtesy de l'artiste, Bezerros.

J. Borges, O vaqueiro [le cowboy], 2013 (gauche). Gravure sur bois 48 x 33 cm. Courtesy de l’artiste, Bezerros /// J. Borges, O Ninho Dacoruja, 2013 (droite). Gravure sur bois, 48 x 33 cm. Courtesy de l’artiste, Bezerros.

Les commissaires ayant proposé à ces jeunes créateurs d’associer à leur projet des artistes qu’ils considèrent comme des références, l’exposition présente également, dans une configuration identique, le travail de musiciens tels qu’Arrigo Barnabé et Caetano Veloso, et de plasticiens comme J. Borges – grande figure de la gravure populaire produite dans le Nord-Est du pays –, Fernanda Gomes, Milton Machado, Montes Magno, Maria Martins, Cildo Meireles, Pedro Moraleida, Rivane Neuenschwander, Tunga, Adriana Varejão et Carlos Zilio.

Vue de l’exposition « Imagine Brazil » au Musée d’art contemporain de Lyon. Œuvre de Jonathas De Andradev © photo Blaise Adilon.

Vue de l’exposition « Imagine Brazil » au Musée d’art contemporain de Lyon. Œuvre de Jonathas De Andradev © photo Blaise Adilon.

De ce choix (controversé) d’artistes – une bonne majorité d’entre eux est représentée par les plus puissantes galeries brésiliennes, coïncidence ? – quelques démarches justifient le label « art émergent » brésilien, aux caractéristiques uniques. Quelles sont ces caractéristiques ?

On peut esquisser une théorie : l’expérimentalisme développé dans ce pays durant les années 60 et 70, a rendu possible le surgissement d’une nouvelle génération, « solide et authentique ». Mais cela ne suffit pas. On peut également affirmer que ce qui réunit les artistes d’Imagine Brazil autour d’un axe curatorial bien précis c’est une prise de position par rapport à l’histoire, à l’ordre des faits, telle qu’il est construit et transmis. En fait, la construction des récits historiques et inauguraux de la culture est devenue le sujet de nombreux artistes. Une des caractéristiques notables de cette nouvelle génération est de vouloir s’émanciper de tout discours, de tout artifice, de toute représentation ou image imposée.

Rodrigo Cass, Arma Branca [Arme blanche], 2011 (haut - gauche). Projection vidéo, son. Courtesy Galeria Fortes Vilaça, São Paulo /// Rodrigo Cass, Civiltà Americana [Civilisation américaine], 2012 (bas - gauche). Vidéo projection HD, son. Courtesy Galeria Fortes Vilaça, São Paulo /// Rodrigo Cass, Initiation à la Révolution (Tropical), 2013 (droite). Tempera sur papier, béton, métal, bois et vis, 33 x 33 x 7 cm. Courtesy Galeria Fortes Vilaça, São Paulo © photo : Eduardo Ortega.

Rodrigo Cass, Arma Branca [Arme blanche], 2011 (haut – gauche). Projection vidéo, son. Courtesy Galeria Fortes Vilaça, São Paulo /// Rodrigo Cass, Civiltà Americana [Civilisation américaine], 2012 (bas – gauche). Vidéo projection HD, son. Courtesy Galeria Fortes Vilaça, São Paulo /// Rodrigo Cass, Initiation à la Révolution (Tropical), 2013 (droite). Tempera sur papier, béton, métal, bois et vis, 33 x 33 x 7 cm. Courtesy Galeria Fortes Vilaça, São Paulo © photo : Eduardo Ortega.

C’est le cas de théâtralité baroque, conjuguée à l’imagerie des fantasmes, légendes, ainsi que les personnages du folklore, qui cohabitent avec les hommes, dans de situations tragiques, qui composent la poétique de Thiago Martins de Melo. Le travail de cet artiste originaire de São Luis du Maranhão traverse la psychanalyse, les récits de l’histoire et de l’actualité du pays, fort chargés d’un regard critique à l’égard des inégalités et du faux discours qui défend le Brésil en tant lieu d’harmonie entre noirs, indiens, blancs et métisses. Les tableaux de Martins de Melo portent le discours de cet artiste fort engagé et enragé contre une l’image d’une réalité qui n’est guère acceptée par les jeunes générations de ce pays.

Fernanda Gomes, Untitled 2011.

Fernanda Gomes, Untitled 2011.

Les œuvres de Gustavo Speridião, artiste carioca qui agit sur la structure même des récits occupent également une position critique, parfois radicale. Les médias sont divers : peinture, photographie, vidéo. Le travail est parfois porteur d’une violence extrême, bien qu’accompagnée d’humour, d’ironie, mais toujours basé sur une posture critique. Fora, (Dehors, 2013) est une toile sur laquelle Speridião insère des mots, des phrases, des dictons, qui renvoient à la poésie concrète, mais aussi aux graffitis, ceux que l’on peut trouver dans les toilettes des bars… Les phrases se superposent, créent des couches de matière écrite, des trames qui conduisent notre regard vers le mot « Fora », placé bien au centre du tableau, et qui nous renvoie à l’extérieur même de sa surface. « Dehors » est un mot d’ordre, mais aussi la place que revendique cet artiste par rapport à tout récit de légitimation – de l’histoire de l’art et de l’histoire tout court.

Vue de l’exposition « Imagine Brazil » au Musée d’art contemporain de Lyon. Performance de Paulo Nazareth (Julio Cesar) © photo Blaise Adilon.

Vue de l’exposition « Imagine Brazil » au Musée d’art contemporain de Lyon. Performance de Paulo Nazareth (Julio Cesar) © photo Blaise Adilon.

Paulo Nazareth – artiste qui parcourt le monde à pied, composant une archéologie de ses origines et des lieux par lesquels il passe – est l’auteur d’une installation dont l’élément principal est son propre frère, jeune homme que l’artiste se fait fort de mettre à l’épreuve : installé dans une salle/bureau, peuplé de notes prises par l’artiste, de livres divers et de dictionnaires, il a pour mission de communiquer avec le public, lui qui ne parle d’autre langue que le brésilien.
Dans un autre registre, Sofia Borges intervient via la photo sur des systèmes de représentation et de classement. Les musées d’histoire naturelle et leurs bibliothèques servent de source à la réalisation d’images très proches de la peinture, provocant un déplacement de sens, écartant mots et choses, le temps d’un très court moment.

Sofia Borges, La Tête du Cheval, 2012. Impression à jet d'encre sur papier coton, 200 × 150 cm. Courtesy Galeria Millan, São Paulo.

Sofia Borges, La Tête du Cheval, 2012. Impression à jet d’encre sur papier coton, 200 × 150 cm. Courtesy Galeria Millan, São Paulo.

Sofia Borges, Cerveau, 2012. Impression à jet d'encre sur papier coton, 150 × 225 cm. Courtesy Galeria Millan, São Paulo.

Sofia Borges, Cerveau, 2012. Impression à jet d’encre sur papier coton, 150 × 225 cm. Courtesy Galeria Millan, São Paulo.

La qualité de la sélection présentée au MAC de Lyon est due, en premier lieu, à l’intense travail des trois commissaires, qui n’ont pas hésité à échanger avec leurs pairs brésiliens, à consulter des professionnels de l’art, à observer de près les productions régionales, ceci pendant une période de recherches de cinq ans. Le catalogue de l’exposition est un ouvrage de référence, qui réunit des textes de critiques d’art sur les scènes brésiliennes, région par région, ce qui donne un bel aperçu du contexte continental dans lequel ces productions adviennent. Au-delà de cette recherche de fond, le projet dialogue avec un désir de réécriture de l’histoire par l’art. Il s’agit en effet d’interroger les bases et les références d’un art dont le récit historique se confond avec l’histoire même de la formation politique et sociale du pays. Il s’agit de proposer un discours autre, mais aussi d’inclure d’autres personnages à ce même récit.

Vue de l’exposition « Imagine Brazil » au Musée d’art contemporain de Lyon. Œuvres de Gustavo Speridião et Deyson Gilbert © photo Blaise Adilon.

Vue de l’exposition « Imagine Brazil » au Musée d’art contemporain de Lyon. Œuvres de Gustavo Speridião et Deyson Gilbert © photo Blaise Adilon.

Dans les années 60, le critique d’art brésilien Mario Pedrosa remarquait que l’art moderne dans ce pays entrait “dans une phase irrémédiable de pure invention et d’expériences”. Pedrosa se rapportait à une génération de critiques d’art, commissaires et artistes qui se lançaient dans des projets d’occupation de l’espace urbain, mais qui investissaient également les institutions, telles que le Musée d’art moderne de Rio, en proposant un art qui reposait sur une base conceptuelle et politique dense, qui résistait à la dureté de la politique, à la violence des années de dictature militaire (1964-1985). Malgré la répression et la censure, cet « état d’invention », auquel fait également référence Hélio Oiticica – personnage incontournable de la néo-avant-garde brésilienne des 60/70 –, s’est affirmé comme l’une des voies déterminantes pour l’art que nous voyons célébré aujourd’hui partout dans le monde.

Le choix de montrer au public européen ces démarches actuelles, qui incarnent un « état d’invention », de liberté et de désir de réécriture, un mouvement d’imagination nouvelle de l’altérité, permet de faire un grand pas pour diminuer les distances, diluer les clichés, au profit de collaborations et d’échanges effectifs entre les professionnels de l’art.

Vue de l’exposition « Imagine Brazil » au Musée d’art contemporain de Lyon. Œuvres de Thiago Martins De Melo © photo Blaise Adilon.

Vue de l’exposition « Imagine Brazil » au Musée d’art contemporain de Lyon. Œuvres de Thiago Martins De Melo © photo Blaise Adilon.

De fait, une réécriture de l’histoire de l’art brésilien s’annonce, quelques années après l’ouverture de la scène artistique brésilienne vers l’international, un peu plus de dix ans après une importante réforme du Ministère de la culture brésilien, réalisée par Lula (en 2003), et trois décennies après la fin de la dictature militaire (1964-1985). Non seulement les artistes, mais aussi des universitaires, des commissaires d’exposition, des collectionneurs et d’autres acteurs culturels arrivent à instaurer des dynamiques d’échange inédites, à sortir des circuits nationaux pour intégrer le mouvement international de l’art. Grâce à ce nouveau paradigme qui régit le système de l’art, tant à l’échelle locale que globale – permettant une circulation plus facile de l’information, des discours et des individus – la nouvelle génération d’artistes brésiliens devient, plus que jamais, l’objet de l’intérêt des professionnels de l’art du monde entier.


  • * Commissariat : Gunnar B. Kvaran, Hans-Ulrich Obrist, Thierry Raspail.
  • Avec : Jonathas de Andrade, Arrigo Barnabé, J. Borges, Sofia Borges, Rodrigo Cass, Adriano Costa, Deyson Gilbert, Fernanda Gomes, Marcellvs L., Milton Machado, Montez Magno, Cinthia Marcelle, Maria Martins, Thiago Martins de Melo, Rodrigo Matheus, Cildo Meireles, Pedro Moraleida, Paulo Nazareth, Rivane Neuenschwander, Paulo Nimer Pjota, Sara Ramo, Mayana Redin, Gustavo Speridião, Tunga, Adriana Varejão, Caetano Veloso, Carlos Zilio.
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