Benoît Maire – Quitte à me perdre, nous sommes
« Le fruit est défendu », du 6 avril au 25 mai 2013, Corthex Athletico, Paris
« Weapon », du 15 mars au 11 mai 2013, David Robert Art Foundation, Londres
Depuis 2011, Benoît Maire s’intéresse au savoir et à ses mécanismes de construction. Par assemblage, il créé des objets avec des matériaux variés. Coquillages, cristaux, arêtes de poisson, barres de métal, verre, bois, roches, silex, ces matières n’ont à première vue rien en commun mais composent ensemble une série de pièces conçues pour expérimenter les processus de connaissance. A travers des films, il met en scène ces objets : dans I.E. N°1, [1] un tronc, une feuille d’arbre, une plante sont comme « mesurées » par des outils manipulés par un personnage. Que recherche-t-il ? Et qu’est-ce que l’instrument mesure, puisqu’il n’a pas les qualités requises pour limiter, peser, calibrer ou encore niveler ce vers quoi il se rapproche ? Si d’habitude c’est sur la chose mesurée que nous portons notre intérêt, ici Benoît Maire inverse le rapport et nous focalise sur l’instrument qui la détermine, l’outil de mesure.
Prendre la mesure de quelque chose, c’est à la fois en définir formellement ses limites, sa taille et son apparence, mais cela signifie aussi l’évaluation qualitative de cette chose. Ainsi, on peut mesurer autant la forme que le contenu d’un objet. Une fois que l’on connaît ces deux aspects, la chose devient déterminée et le mouvement de la pensée vers l’objet se fige. La connaissance comme un arrêt de la pensée, comme une fin dangereuse, c’est le point de départ des expérimentations de Benoît Maire avec les outils de mesure. Le savoir est envisagé comme une arme puissante qui agit sur notre perception de l’objet et épuise ses possibles. Or Benoît Maire est un romantique : il croit en l’infinie potentialité des objets. Le savoir ne doit pas être une fixation mais plutôt un mode de relation au monde. Connaître, c’est naître avec, un éveil de soi qui se fait avec l’objet même. En créant des outils qui échouent dans leur finalité fonctionnelle et en performant ce rapport dans des films, Benoît Maire se concentre sur le phénomène de la connaissance pour en faire émerger son aspect duplice ; un instrument qui à la fois ouvre vers le monde mais peut aussi le détruire.
Dans les expositions présentées à la David Robert Art Foundation (DRAF – Londres) et à la galerie Corthex Athletico (Paris), les outils créés par l’artiste sont mis en scène selon plusieurs dispositifs. Ils cohabitent aussi avec de véritables instruments comme des mètres, des règles, niveaux etc. Dans le film I.E. Nº 4 (2013) une femme mesure une plante avec un objet dont la tige est un embout en cristal serti d’un morceau de bois. Dans la photographie Marie (2012) on aperçoit une autre femme, allongée sur un lit, qui observe un livre de Jean-François Lyotard (Discours, Figure, 1971) à travers une boule en verre et un caillou. Entre elle et le livre, les différents éléments semblent bloquer sa vue : l’instrument de connaissance serait-il un frein à la découverte du monde ? Présentés dans des diasecs, plusieurs photographies des outils documentent les expériences de l’artiste. On les voit notamment posés sur le sol d’un trottoir, comme abandonnés à leur propre neutralité. Ils peuvent aussi être simplement présentés sur des socles, ou dans des vitrines. Une des mises en forme la plus réussie est l’installation présentée à la DRAF, intitulée Suspended Weapons. Des fines structures métalliques supportent des plateaux en marbre qui soutiennent à la verticale des plaques de verre encadrées : elles enserrent des outils de mesure qui, de loin, semblent flotter dans l’espace. Encore plus que dans les dispositifs précédents, les outils sont ici figés, fixés dans la matière invisible. Bloqué dans le verre et observé par le visiteur, l’instrument perd sa fonction, son identité première. C’est un autre rapport d’inversion qui est mis en place : le mesurant devient le mesuré, et le savoir se déconstruit.
Si un objet ne peut jamais être totalement saisi dans sa plénitude, c’est parce qu’il n’a pas une essence unique mais une conjonction d’identités, suivant le regardant et son contexte. En phénoménologie, on nomme le caractère multiple d’un objet une esquisse : la chose que je vois est donnée dans une esquisse parmi une infinité d’autres [2]. Une série de pièces présentée dans les deux expositions à Londres et à Paris raconte notamment cette indéfectible partialité du regard. De grandes sérigraphies représentent un même motif : un dé et un silex (Deux outils, 2013). Aux couleurs rouge et noir (les premières couleurs visibles par l’enfant), les deux objets coexistent seuls dans l’espace de la toile. Très différents par leur statut (l’un naturel et l’autre inventé par les hommes, l’un qui donne le feu, l’autre le jeu), ils présentent cette même qualité d’avoir plusieurs faces ne pouvant être perçues simultanément. Dans le contexte d’un questionnement sur la connaissance, on comprend que c’est notamment par le phénomène du regard que Benoît Maire apporte des réponses : je peux savoir que le dé à plusieurs côtés, mais jamais je ne les verrai tous en même temps. Et à chaque fois que je poserai mon regard dessus, l’objet se donnera différemment, dans une esquisse. Il n’y a donc pas un seul et même monde, une seule vérité, mais une infinité de possibles perceptions de notre environnement. De plus, les significations des deux objets s’affrontent : le dé, c’est la surprise du jeu, l’étonnement du hasard ; le silex, au contraire, c’est le début de la maîtrise de l’homme sur son environnement. En choisissant de confronter ces deux outils, Maire place sur le même plan le hasard et le savoir et défait ainsi le processus de connaissance.
Bien que les deux projets d’exposition portent sur le même questionnement et en présentent des variations identiques, ils diffèrent en tout point sur leurs mises en espace. A la DRAF on sent une progression linéaire quand on traverse l’espace d’exposition : tout en longueur, le lieu se prête entièrement à cette chronologie. Entre les pièces se met en place un jeu de perspectives où toutes les œuvres se répondent dans un même mouvement, chacune ajoutant à l’autre un nouvel élément à l’expérimentation de l’outil de mesure et du savoir comme arme. Pourtant, à la fin du parcours, c’est à un miroir que nous faisons face, il met en abyme l’ensemble des pièces présentées, auxquelles s’ajoutent l’image du visiteur. Grâce à cette dernière pièce, la boucle est bouclée, mais dans l’infinité de la répétition. On retrouve la marque de l’éternel retour nietzschéen, déjà présent dans le film l’Ile de la répétition (2010), où des personnages sont enfermés dans le retour du même. Malgré un accrochage qui semble faire avancer le visiteur dans une quête du savoir, celui-ci se retrouve au final perdu dans sa propre image. Il ne fait pas face à une vérité émancipatrice mais simplement à lui-même, dans sa solitude et son interrogation.
A Corthex Athletico, c’est une autre manière de travailler qui se reflète. Chaque œuvre est accrochée non pas en relation aux autres pièces mais par rapport au mur ou au sol sur lequel elles sont posées ; elles se jouent dans leur propre rapport à l’espace et rompent les unes avec les autres. Si l’entrée annonce de manière solennelle le début de l’exposition avec le fracas du hasard contre la matérialité (Sans titre, 2013 : un dé est posé sur une plaque circulaire de marbre brisée), la salle principale présente un agencement de travaux qui se donnent plus comme des expérimentations d’atelier que comme le développement linéaire d’une idée. Des essais intéressants d’accrochage sont présentés, à l’instar des diasecs qui sont simplement posés sur des planches de bois récupérées (Deux photographies d’armes sur porte et photographie d’une arme bleue, 2013). Si dans l’exposition à Londres le visiteur s’engouffre dans une dialectique infinie, à Paris il demeure dans une interrogation à multiples facettes : les œuvres se répondent mais ont leur propre autonomie, elles s’éprouvent individuellement dans une même interrogation perplexe du savoir. Cet effet est renforcé par la présence d’une peinture mystérieuse (Sans titre, 2013), qui ressemble aux tout premiers travaux de Benoît Maire. Retour du même ou jeu de possibles ? Avec « Le fruit est défendu » et « Weapon », Benoît Maire oscille tel un funambule entre deux modes de pensées, l’un dialectique et l’autre en constellation, qui s’affranchissent tous deux de la possibilité d’une seule et même vérité.
Alors en quoi puis-je croire ? Que reste-il si le savoir est un fruit défendu, une arme qui manipule les choses et les détruit au moment où on les pense [3] ? Dans le film IE N°4 (2013) qui est présenté à la DRAF, Benoît Maire développe un récit entre deux personnages. Un homme construit d’étranges objets électroniques composés de vidéos sur lesquelles on aperçoit des visages qui semblent capturés dans la surface de l’écran. Comme des bombes, il les cache ou les dépose dans différents endroits. Une femme est à sa recherche, elle mène une enquête à l’aide de divers instruments (les outils de mesure conçus par Benoît Maire) et d’une série de documents qui l’informe sur les « scènes de crime ». A la fin de la vidéo, la femme le découvre, il s’enfuit mais laisse derrière lui un sac contenant l’une des bombes où elle découvre sa propre image au présent. Si la figure ici travaillée n’est pas celle d’un objet mais d’une personne, c’est parce qu’au delà du processus de connaissance, ce qui intéresse Maire, c’est la relation qui peut s’établir entre deux êtres. Dans le film, une tension entre les deux personnages s’établit, et c’est au final ce qui demeure : « quitte à me perdre, nous sommes », dit la voix off. Humaniste et romantique, Benoît Maire pose le processus et ses acteurs en amont de la connaissance de l’objet, envisagée comme une impasse. C’est dans l’intervalle, dans cet inconnu entre l’objet et l’homme, que tout se joue. Tout, ou rien, c’est un peu le jeu du hasard, ou de l’infini : « Entre nous, il y a le vide », ou entre nous, comme dirait Emmanuel Lévinas, il y a l’infini. [4]
- ↑ I.E. N°1, vidéo présentée au Plateau à l’occasion de l’exposition « Le Mont Fiji n’existe pas », 2012, commissariat par Elodie Royer et Yohann Gourmel
- ↑ Voir Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, §41 « la composition réelle de la perception et son objet transcendant », éd. Gallimard, 1950 (première édition, 1913).
Pour une vision plus radicale et plus actuelle de l’esquisse voir Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, éd. Gallimard, 1945, notamment p. 465 : « L’universalité et le monde se trouvent au cœur de l’individualité et du sujet. On ne le comprendra jamais tant que l’on fera du monde un ob-jet. On le comprend aussitôt si le monde est le champ de notre expérience, et si nous ne sommes rien qu’une vue du monde, car alors la plus secrète vibration de notre être psychophysique annonce déjà le monde, la qualité est l’esquisse d’une chose et la chose l’esquisse du monde. » - ↑ « Tu ne sais rien que tu ne déformes point au même moment », voix off dans le film I.E. Nº 4
- ↑ Voir Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, éd. Martinus Nijhoff, 1971 (p. 211-213 notamment dans l’édition Le livre de poche) dans lequel il décrit le visage comme lieu d’épiphanie de l’infini.
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- Du même auteur : Le Deuxième Sexe : une note visuelle,
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