Transnationalisms
Aksioma, 25.04-25.05.2018 ; MSUM Museum of Contemporary Art Metelkova, 24.04-18.05.2018 ; Kino Šiška, 24-25.04.2018, Ljubljana
Le rétablissement des contrôles aux frontières d’une partie de l’espace Schengen et la donc désormais triste habitude de devoir dégainer ses papiers à tout bout de champ m’avait presque fait oublier que la Croatie ne fait pas encore partie de cet espace normalement caractérisé par la libre circulation des personnes, et c’est donc au total quatre fois en deux jours que j’ai dû présenter ma carte d’identité sur le chemin de Ljubjana où se tenait la sixième édition de la conférence Tactics & Practices d’Aksioma intitulée cette année : Transnationalisms.
À la question posée par Janez Janša — celui qui est directeur d’Aksioma, ni le metteur en scène, ni l’autre artiste et, bien sûr, encore moins le politicien — dans son discours d’ouverture, « Where is home when everything is online? », James Bridle, curateur de l’ensemble de l’événement, offrait un début de réponse en rappelant que « les sites internet sont des ensembles de données stockées sur des serveurs situés dans des pays bien précis » et en développant sur la fameuse e-citoyenneté estonienne — qui vante comme on le sait ses services gouvernementaux à la manière d’une entreprise vantant ses produits —, expliquant que « l’Estonie est sauvegardée dans d’autres pays comme le Luxembourg » et que « certaines zones d’un data center luxembourgeois ont été déclarées territoire souverain estonien tout comme une ambassade ». Le cloud n’est pas un nuage, faut-il encore le rappeler.
Ceci dit, si des pays commencent à opérer comme des sociétés privées, cela fait déjà un moment que certaines sociétés que nous connaissons bien se comportent sur certains points comme des états. Lorsque Google Maps trace les frontières selon la volonté du plus offrant ou que Facebook rejette la population tamoule au motif que ces personnes n’ont pas de prénom à proprement parler, il s’agit déjà d’une souverainté de l’interface révélant une gouvernance supra-territoriale. N’oublions d’ailleurs pas cette déclaration du ministre danois des Affaires Étrangères l’an passé : « bientôt, nos relations bilatérales avec Google seront tout aussi importantes que celles que nous entretenons avec la Grèce1 ». Et si, comme il a été rappelé dans l’une des discussions après la première journée de conférences, Schengen n’est pas une abolition des frontières pour les hommes mais simplement une facilitation du passage transfrontalier des camions et des marchandises, en témoignent les zones économiques spéciales2 comme celle d’Aqaba établie en Jordanie où les réfugiés syriens sont autorisés à travailler suite à des accords Syrie-UE d’importation simplifiés.
Qu’est-ce alors qu’une frontière sinon une ligne abstraite instable basée sur des accords renégociables ? L’architecte et chercheur Marco Ferrari en a une idée très pragmatique : les frontières sont des ensemble de nombres, des enregistrements de coordonnées, « la frontière aujourd’hui ressemble à une pile de dossiers ». Son projet avec Studio Folder intitulé Italian Limes (originellement conçu pour être présenté lors de la 14e Biennale d’architecture de Venise) s’attache à étudier la frontière, officiellement dénommée « mobile » en 2006, entre l’Italie et l’Autriche — celle qui sépare l’Italie de la Suisse est quant à elle désormais re-mesurée tous les deux ans depuis 2009. Par l’installation sur site de quelque vingt-cinq capteurs en 2014, Studio Folder a en effet détecté un véritable changement par rapport aux dernières données officielles qui dataient alors de 2012. Une nouvelle expédition sur le glacier italo-autrichien en 2014 a donné lieu à l’installation de capteurs transmettant en temps réel les données mesurées et le versant artistique du projet permet d’en prendre acte : un bras robotique reçoit ces données et les transcrit d’un tracé rouge sur des cartes à disposition du public. En cause bien sûr, les aléas du climat, pourrait-on dire poliment.
Et si le curateur Denis Maksimov rappelle, lors de son intervention, le lien que Carl Schmitt établissait entre religion et politique se traduisant par notre croyance en l’état-nation, il ira jusqu’à qualifier cet état-nation de fiction moderne. Et s’il est une fiction, pourquoi alors ne pas s’en jouer ? C’est ce qu’a fait l’artiste Raphaël Fabre qui a floué les services de l’administration française l’an dernier dans son très remarqué projet CNI, lors duquel il accompagné sa demande de renouvellement de carte d’identité d’une photo d’identité fabriquée de toutes pièces à l’aide d’une modélisation 3D et de divers effets spéciaux utlisés notamment par les créateurs de jeux vidéos. Avec un arrière-plan plus directement tragique, Jeremy Hutchison présente dans la même partie de l’exposition Movables (2017), une série de collages photographiques basés sur l’imagerie publicitaire de la mode et de l’automobile pour proposer d’étranges hybrides entre vêtement et objet inspirés d’une photo prise par une patrouille de police aux frontières dans les Balkans qui montrait des personnes cachées à l’intérieur des sièges d’une Mercedes. Juste à côté, la vidéo d’une performance de la Péruvienne Daniela Ortiz nous laissera quant à elle sans voix : vivant en Espagne où prévaut pour les nouveaux-nés le droit du sang, elle reçoit sur scène, alors enceinte de quatre mois, une transfusion sanguine d’un citoyen espagnol. « La citoyenneté est le droit d’avoir des droits » laisserons-nous conclure le brillant rassembleur de toutes ces idées dans la petite capitale slovène, James Bridle.
1 http://money.cnn.com/2017/01/27/technology/denmark-digital-ambassador/index.html
2 Lors de son intervention, Eleanor Saitta fera très justement remarquer qu’il n’existe aucune carte regroupant l’ensemble des ZES existant dans le monde.
* Commissariat du symposium et des expositions : James Bridle ; conférenciers : James Bridle, Marco Ferrari, Denis Maksimov, Mojca Pajnik, Eleanor Saitta, Jean Peters (The Peng! Collective) ; artistes : Raphael Fabre, Jeremy Hutchison, They Are Here, Julian Oliver, Daniela Ortiz, Jonas Staal.
(Image en une : Studio Folder, Italian Limes, 2016. Photo courtesy of the artists.)
- Publié dans le numéro : 86
- Partage : ,
- Du même auteur : Andrej Škufca, Automate All The Things!, LIAF 2019, Cosmos : 2019 , Mon Nord est ton Sud,
articles liés
Sur la High Line
par Warren Neidich
Michaela Sanson-Braun au Carré, Château-Gontier
par Philippe Szechter
Tarek Lakhrissi à Nicoletti, Londres ︎
par Mya Finbow