Théo-Mario Coppola
À propos de HOUSE OF COMMONS, 12.06-10.10.2021
Pour sa onzième édition, la biennale MOMENTUM, originellement limitée au contexte nordique – elle se tient dans divers lieux en Norvège – s’ouvre à l’international en confiant son commissariat à Théo-Mario Coppola. Curateur engagé dans une pensée de l’art d’un point de vue politique, il a élaboré une exposition à partir d’une réflexion théorique rigoureuse, où la mission traditionnelle des biennales de considérer l’art en relation avec les questions sociales contemporaines est prise très au sérieux. L’événement sera accompagné d’un recueil d’essais à paraître en septembre.
Comme thème de cette biennale, vous avez choisi la notion de « communs », quels sont ses enjeux selon vous?
Dans son acceptation ostromienne1, la notion de communs peut être articulée aux notions d’« horizontalité » et d’« être-ensemble ». Elle permet un renouvellement du rapport à l’utopie, le développement de formes de résistance, et la mise en place de solidarités. Un des enjeux majeurs pour nos communautés et nos sociétés consiste à débarrasser le langage des formes de domination et à l’enrichir d’une pensée nouvelle. Nous ne pouvons pas continuer à penser le présent et à envisager les modalités d’un avenir avec des mots qui sont en inadéquation à la réalité. Sans un renouvellement des concepts, des notions, des méthodologies, nous reproduisons des usages et des dynamiques en dissonance avec les enjeux contemporains.
En France, avec l’anniversaire des cent-cinquante ans de la Commune, on perçoit immédiatement les enjeux politiques qu’il y a à repenser le commun. Votre titre évoque une autre référence politique : la Chambre des communes du Royaume-Uni. Pourriez-vous préciser pourquoi ?
HOUSE OF COMMONS s’inscrit dans une multitude de références, pas seulement celle des chambres basses britannique et canadienne actuelles. C’est un titre polyphonique qui ne doit être entendu ni dans une seule langue ni dans un seul contexte socio-historique. Il a des ramifications dans plusieurs sociétés et pays, en Norvège comme ailleurs. Le premier mot, « maison », peut certes être traduit par « chambre », et cela produit d’autres sens, comme celui de « salle » ou d’« atelier » ; mais il est également lié aux « maisons du peuple » et aux « maisons de la culture », pour ne donner que quelques exemples en dehors du champ parlementaire. Le mot « communs » s’inscrit dans une ascendance complexe, qui mériterait un long développement. Dans une acceptation radicale, les communs peuvent être entendus comme un défi à la démocratie moderne ou aux états dont les nombreuses limites contreviennent aux principes de liberté, d’égalité, d’émancipation, et de vivre ensemble au profit d’un repli social et d’une recomposition des modes de domination. Par un geste d’affirmation appris des activistes et des minorités, la revendication de ces deux mots opère un déplacement historique, politique, esthétique et philosophique, qui permet de se les réapproprier.
En somme, est-ce que l’art ou, comme vous préférez le nommer, « les pratiques esthétiques » peuvent constituer un espace ou un terrain commun dans le sens d’un endroit où se retrouver pour discuter et agir ?
Au-delà des mouvances, des disciplines, et des notions, les pratiques esthétiques contemporaines peuvent être entendues comme des espaces réels et potentiels de discussion, d’interprétation, de reformulation. La locution « terrain commun » peut se révéler pertinente si elle est prise au sens sociologique de « situation ». En revanche, si c’est au sens d’un « espace disponible » voire d’un « espace à occuper », même dans le contexte d’un mouvement de lutte, elle doit être mobilisée avec précaution. Il faut prendre garde à ne pas faire un mésusage du mot « communs » en en faisant une lecture universaliste. Qui décide ce qui est mis en commun et pour qui ? Qui a le droit de changer cela et dans quel but ? Et de qui prend-on la place ? Les communs sont une condition d’existence et une exigence éthique. Tout est potentiellement à mettre et à penser en commun à condition que l’histoire et les spécificités culturelles des communautés soient entendues et respectées. Les communs impliquent de penser les conditions particulières dans lesquelles ils trouvent des expressions. Ils invoquent des registres de pensée et d’action plus subtils, nourris par les études postcoloniales et indigènes. De nombreuses terres ont été « dérobées » par les puissances coloniales et le phénomène de colonisation perdure dans de nombreuses parties du monde. Par ailleurs, il ne suffit pas que des pratiques esthétiques contemporaines soient partagées pour que des « espaces communs » apparaissent. Si elles ouvrent bien des espaces, ces derniers nécessitent que les lieux qui les accueillent appliquent l’autocritique. Les communs requièrent de nous d’apprendre et de désapprendre. Comment établir un agencement d’espaces qui soient effectivement communs, tel est l’enjeu.
Il est toutefois traditionnel pour les biennales de proposer des thématiques sociales d’actualité, avec finalement bien souvent des récupérations touristiques qui désamorcent les questions soulevées. Par quels moyens pensez-vous pouvoir faire en sorte d’y échapper ?
MOMENTUM était jusqu’ici une biennale orientée vers des scènes constituées et identifiées comme « nordiques ». Son sous-titre promouvant l’espace régional m’est apparu comme une forme d’impérialisme en dissonance avec les exigences requises d’une institution culturelle aujourd’hui. Je l’ai fait retirer. J’ai élargi l’ancrage international de la biennale en mettant en place des partenariats avec plusieurs organisations, programmes et institutions, en invitant des praticien·ne·s d’horizons culturels et de parcours différents, et en pensant le livre comme un élément dont la diffusion serait d’abord mondiale. C’est aussi une plateforme de solidarité, de liberté et de radicalité pour les praticien·ne·s que j’ai invité·e·s. Comme vous, j’observe qu’un discours stratégique est mis en place par un certain nombre de biennales, non parce qu’elles seraient véritablement enclines à un débat d’idées et à une exploration de questions sociales, mais dans le but plus ou moins affirmé d’en faire une récupération populiste et de se conformer à l’exercice d’une culture officielle. C’est un vecteur contre lequel je veux lutter. Je ne crois pas qu’il y ait des projets simples à comprendre d’une part et des projets complexes d’autre part. Il faut montrer des projets pertinents si nous souhaitons qu’ils soient accessibles. En tant que curateur·trice·s, si nous laissons tempérer nos ambitions curatoriales et ne défendons pas l’intégrité des projets des praticien·ne·s avec lesquel·le·s nous travaillons, nous entrons en connivence avec des formes de domination. Il existe des propositions esthétiques articulées qui méritent d’être soutenues, au-delà du conformisme et des tendances.
Les différents axes qui chapitrent la biennale, les nouvelles formes de gouvernance, la résilience, l’autonomisation, la protection des écosystèmes, constituent-ils pour vous les différents aspects qui définissent les « communs » ?
Oui, en partie. Les communs induisent un ensemble de dispositions sociales et esthétiques dont l’articulation permet de renouveler une pensée critique, d’affirmer un engagement politique, de construire un propos cohérent sur les pratiques esthétiques contemporaines. Les formes et les idées appartiennent à un même continuum qui nécessite d’intégrer la diversité des références et des contextes de production culturelle, l’intersectionnalité comme outil de décryptage des trajectoires. Les nouvelles formes de gouvernance, les communautés et leur défense, la protection de l’environnement, et les récits alternatifs sont des éléments complémentaires. Les questions contemporaines n’existent pas de façon compartimentée. Elles sont en résonance les unes avec les autres. Ces axes s’entrelacent à travers le recueil d’essais, les événements et l’exposition collective, qui sont les trois composantes de la biennale.
Comment avez-vous choisi les artistes par rapport à cette problématique ?
J’ai invité des personnes avec des pratiques différentes, parfois à la croisée de plusieurs disciplines. Le travail de ces praticien·ne·s témoigne d’un engagement sincère, d’une recherche fine et articulée, d’un refus du conformisme et des tendances, et de la volonté de changer de paradigme. Leurs projets s’inscrivent dans l’histoire des pratiques critiques, de la contestation, et du rejet de l’artefact. Pendant la période de recherche et de préparation de la biennale, les différents axes de HOUSE OF COMMONS ont guidé mes choix mais m’ont amené à interroger en retour ce que l’« art contemporain » peut induire comme réduction des expressions esthétiques et des principes éthiques. C’est aussi pour cela que je préfère penser en termes de « pratiques esthétiques contemporaines », en incluant par exemple l’architecture. Cette pratique est présente dans l’exposition, à travers le projet du studio d’architecture mexicain S-AR avec qui j’ai initié un dialogue à l’été 2020. Ensemble, pendant plusieurs mois, nous avons réfléchi à des pavillons pouvant être démontés, déplacés et réassemblés, qui produisent une synthèse des différents aspects de leur recherche en lien avec l’environnement et les communautés. Les trois pavillons qu’iels ont conçus ont des titres synecdotiques : l’« escalier », la « plateforme », et le « cylindre ». Ils ont plusieurs fonctions et sont présentés sous les différents états d’un pavillon, celui d’accueillir d’autres œuvres en leur sein, d’en rester à l’état de potentialité, ou une combinaison des deux.
Pourriez-vous donner encore quelques exemples qui selon vous incarnent le mieux le désir de « communs » ?
Pour l’exposition, j’ai d’abord retenu des projets historiques qui témoignent d’un lignage de l’art critique et d’une réflexion sur ce qu’implique la possibilité d’être et de changer l’ordre du monde ensemble. Il y a notamment une itération d’un travail conceptuel du groupe Kollektivnye Deystviya (Actions collectives), créé en URSS dans les années 1970, la vidéo d’une action anticoloniale de Pia Arke, et une tapisserie d’Hannah Ryggen présentée à l’Exposition universelle de 1937 à Paris. Il y a aussi une œuvre importante de Maria Nordman dont le travail a affecté de manière significative les pratiques esthétiques contemporaines. J’ai souhaité convier des praticien·ne·s dont l’approche relève d’une sophistication dans l’élaboration d’une pensée de la déconstruction et de la résistance. Je pense notamment à Camilo Godoy pour sa réflexion sur les formes de dominations coloniales et l’ancrage des représentations racistes, dans le cadre d’une coproduction avec le programme de résidences SOLARIS à Bordeaux. J’ai commandité un nouveau film à Daisuke Kosugi en coproduction avec le MOT à Tokyo et Volt à Bergen. Cette œuvre aborde avec finesse la manière dont le traumatisme se manifeste dans l’intimité des souvenirs par le biais des images et des sons, et de leur permanente reformulation dans la psyché. C’est à ce jour sa vidéo la plus personnelle. Il y a également des photographies de Paul Mpagi Sepuya qui abordent l’atelier comme un espace d’expérience et d’affinités, au sein duquel les corps photographiés et photographiant n’établissent pas des rapports de fétichisation mais au contraire de confiance les uns envers les autres.
J’imagine que la préparation de cette biennale a alimenté vos réflexions personnelles quant à votre conception du commissariat d’exposition : est-ce qu’elle vous a conforté dans vos idées, ou vous a fait entrevoir d’autres pistes ?
Dans un contexte contemporain traversé par des dominations, des asymétries, des enjeux de pouvoir, plusieurs valeurs restent pour moi primordiales : l’éthique, l’indépendance intellectuelle, la cohérence conceptuelle et la rigueur en termes de choix esthétiques. La notion de communs constitue une opportunité pour affirmer un engagement auprès des praticien·ne·s et les accompagner dans leurs recherches, pour réfléchir aux conditions dans lesquelles se produisent le travail artistique et celui intellectuel, et pour mieux définir les possibilités mais aussi les limites du curatoriat. Depuis le début du travail entrepris sur HOUSE OF COMMONS, j’ai dû défendre l’auctorialité de mon projet, ainsi que celle des projets des praticien·ne·s. Dans un contexte de domination institutionnelle allant parfois jusqu’à la prédation, les curateur·trice·s et les praticien·ne·s sont particulièrement exposé·e·s et leurs droits mal connus et peu respectés. Après HOUSE OF COMMONS, je souhaite poursuivre une réflexion sur les théories et les expériences anarchistes.
- Voir Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs, pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Elinor Ostrom. Éditions De Boeck, 1990, trad. française 2010 (Note de la rédaction)
Image en une : Cian Dayrit, Tree of Life in the State of Decay and Rebirth, 2019. Textile brodé / Embroidery On Textile (en collaboration avec / with Henry Caceres), 190,5 × 165 cm.
- Publié dans le numéro : 97
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- Du même auteur : Gontierama à Château-Gontier, Alias au M Museum, Leuven, mountaincutters à La Chaufferie - galerie de la HEAR, Lacan, l’exposition au Centre Pompidou Metz, Jérôme Zonder au Casino Luxembourg,
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