r e v i e w s

The Boat is Leaking. The Captain Lied.

par Jurriaan Benschop

Thomas Demand, Alexander Kluge, Anna Viebrock

Fondazione Prada, Venise, 13.05 — 26.11.2017

« Mais où suis-je donc ? » est la question qui poursuit le visiteur de l’exposition « The Boat is Leaking. The Captain Lied » qui réunit les travaux de trois artistes opérant dans différentes disciplines en une grande œuvre d’art totale. Les photos de Thomas Demand, les films d’Alexander Kluge et les mises en scène d’Anna Viebrock sont répartis sur les trois étages d’un palazzo du xviiie siècle donnant sur le Grand Canal en une exposition du curateur Udo Kittelmann, par ailleurs directeur de la Nationalgalerie de Berlin. En réalité, les trois artistes ont choisi d’y inclure des œuvres et des objets de nombreux autres artistes, comme par exemple une salle de peintures d’Angelo Morbelli datant de la fin du xixe siècle dont certaines représentent des hommes âgés dans une église pour le moins déserte, aux alentours de Noël. Des âmes esseulées en quête de Dieu ou de réconfort. Puis dans la salle attenante, on découvre des bancs semblables à ceux que l’on vient de voir dans les peintures, mais cette fois-ci ils sont bien réels, l’on peut même s’asseoir dessus et se sentir comme à l’église. Une sélection de films faite par Alexander Kluge y est présentée sur tablettes. L’un de ces films est un entretien avec un capitaine qui porte sur la question : les bateaux ont-ils une âme et, si oui, où peut-elle bien se loger ? D’autres scènes maritimes suivront dans l’exposition, comme une manière de refléter l’état actuel du monde au travers de la métaphore d’un bateau et de son dirigeant, ou peut-être charlatan…

Vue de l’exposition. Photo : Del no Sisto Legnani & Marco Cappelletti. Courtesy Fondazione Prada.

À chaque mouvement, à chaque transition d’un espace à l’autre, le visiteur pénètre une nouvelle réalité. Au premier étage, on arrive dans une sorte d’entrée de bureaux et l’on doit choisir entre cinq portes fermées. J’ai donc pris celle qui menait à la salle muséale puis à celle cléricale qui menait, elle, ensuite, à une sorte de tribunal, puis à un cinéma à l’ancienne dans lequel étaient projetés des films tels que Yesterday Girl (1965-66) d’Edgar Reitz et Thomas Mauch. Entre chaque univers, l’on doit pousser des portes de sûreté, comme sur un bateau. Et, chaque fois, ce ne sont pas seulement les œuvres qui changent mais toute la scène et, avec elle, l’orientation du visiteur.

Vue de l’exposition. À gauche : Angelo Morbelli, Giorni…ultimi! (Last…Days!), 1882-83. Photo : Del no Sisto Legnani & Marco Cappelletti. Courtesy Fondazione Prada.

La notion d’artiste-auteur est ainsi relativisée, les œuvres ne sont pas présentées de manière à être admirées individuellement mais comme faisant partie d’un environnement plus vaste, ce qui en modifie l’expérience. La dernière exposition personnelle de Thomas Demand que j’avais vue m’avait quelque peu déçu du fait de son application monotone de la même méthode artistique à des sujets toujours différents. Ici, son travail devient un art appliqué d’une manière intéressante : l’image d’un ensemble de sonnettes dans l’entrée, la fenêtre au cadre métallique projetant des ombres accrochée dans un couloir, enflamment l’imagination et créent un double artificiel de l’espace réel.

Une touche de légèreté est apportée par une vidéo de Kluge, Terror = Fear and Horror (2017), présentant un entretien avec un avocat fictif de l’État islamique qui commente de manière hilarante les mesures de sécurité dans les aéroports (« nous ne sommes pas inhumains, nous aussi nous avons des empreintes digitales »). Le moniteur est placé sur une estrade sur laquelle le visiteur doit grimper pour voir le film : à nouveau un dispositif qui place le visiteur sur le devant de la scène.

Le palais est empli d’une énorme quantité de matière visuelle dont de nombreux films, et l’on pourrait aisément passer une après-midi ou même une journée entière à regarder l’ensemble. Chacun pourra donc tirer de cette exposition une infinité de récits suivant le choix de films qu’il aura fait et la trajectoire qu’il aura suivie. Au dernier étage, par exemple, j’ai pour ma part trouvé une réflexion sur notre système économique basé sur le prêt et le crédit, un système qui ne fonctionne que si l’on suppose que les choses vont se maintenir indéfiniment, ainsi que l’explique un personnage, laissant entendre la fragilité de ce système. Pendant ce temps, dans le cinéma, des moments d’une histoire d’amour instable peuvent se lire comme un bel euphémisme.

Si l’on se détache des œuvres individuelles, la transition entre les réalités et les rôles, les changements en perspective, deviennent le principal sujet de l’exposition. En ce sens, l’exposition est ingénieuse et offre un format unique. Elle propose de nombreuses opinions et points de vue mais jamais de manière unilatérale car le bâtiment tout entier est plein de réflexions et d’histoires. Évidemment, nous alternons entre différents espaces comme le cinéma, le tribunal, le musée, le théâtre ou la maison dans son aspect quotidien mais ici tout est mis en scène, condensé, intensifié et fictionnalisé. Ce qui peut ressembler à un exercice de navigation en tant que capitaine de notre propre vie, par temps incertain.

(traduit de l’anglais par Aude Launay)

(Image en une : Anna Viebrock, Stage, 2017 ; Alexander Kluge, Terror = Furcht und Schrecken (Terror = Fear and Horror), 2017. Vue de l’exposition. Photo : Del no Sisto Legnani & Marco Cappelletti. Courtesy Fondazione Prada.)

  • Publié dans le numéro : 82
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