r e v i e w s

Tarik Kiswanson

par Guillaume Lasserre

Mirrorbody

Carré d’art Nîmes, musée d’art contemporain, 19.05-24.10.2021

À Nîmes, le musée d’art contemporain Carré d’art offre au jeune artiste suédois d’origine palestinienne Tarik Kiswanson (né en 1986 à Halmstad, Suède, vit et travaille entre Paris et Amman) sa première exposition dans une institution publique française. « Mirrorbody »s’ouvre avec les Vestibules, un ensemble de sculptures en acier, sortes de cocons filiformes, qui, lorsqu’elles sont activées, tournent sur elles-mêmes, rappelant la position des derviches tourneurs. La pièce est liée à l’histoire de sa famille. Le vestibule est le lieu de l’attente, de l’entre-deux, l’espace intermédiaire, intérieur et extérieur, le seuil. Son découpage en lamelles d’acier poli renvoie une image fragmentée, engendrant une perte de repères, métaphore d’une vie construite dans l’exil. Né en Suède, dans une famille palestinienne qui a déjà connu un premier exil en Jordanie, Tarik Kiswanson est de partout et de nulle part à la fois1.

Diplômé de la Central Saint Martin – University of the Arts London en 2010, puis de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris en 2014, l’artiste développe une pratique artistique autour des notions de déplacement et d’interstice, de ce qui a été perdu et de ce qui a été gagné. C’est donc tout naturellement qu’il s’intéresse à l’enfance, période où se forge l’identité. « L’histoire s’inscrit dans le corps2 », écrit Jean-Marc Prévost, directeur de Carré d’art.

Tarik Kiswanson, Father Form, 2017. Acier poli, 95 cm x 95 cm x 450 cm. Collection Lafayette Anticipations. Photo : Gunter Lepkowski. Courtesy de l’artiste & carlier I gebauer

Une installation réunissant trois vidéos3 liées à l’enfance occupe le deuxième espace. Dans le film Reading Room, un arrière-petit-fils de migrants palestiniens, filmé dans la bibliothèque d’Edward E. Said à Columbia University, à New York, écrit et dessine des lettres en arabe mais en a perdu le sens. Il recopie des choses qu’il ne comprend pas. Le film parle de la perte de la mémoire, de la difficulté éprouvée par le garçon à comprendre une histoire dont il fait pourtant partie. Le flou volontaire de l’image devient la métaphore de cette perte. The Fall, grande vidéo produite pour l’exposition – et dont l’étonnant format vertical s’entend par rapport à la verticalité du corps –, montre un enfant dans une salle de classe, qui tombe à la renverse au ralenti : une lente chute qui permet au spectateur de ressentir la perte d’équilibre et le danger de l’accident qui vient, mais aussi d’éprouver la très grande beauté de la scène. L’histoire personnelle de Tarik Kiswanson explique la multiplicité des langues et les passages de l’une à l’autre : du suédois à l’arabe, de l’anglais au français. Elles lui permettent de définir différents rapports au monde à travers les corporalités spécifiques qu’engendre chaque langue. L’école est un lieu d’apprentissage, un espace neutre, universel : les tableaux noirs sont les mêmes de la Jordanie à la France.

Posées à même le sol, des Capsules de Temps, grands rectangles colorés réalisés en résine pleine – transparents pour certains, presque opaques pour d’autres – renferment une bougie, des cuillères provenant de la ménagère de la grand-mère de l’artiste, ou encore un miroir. Ce dernier objet est récurrent chez Kiswanson, réfléchissant souvent une image difforme, telle une allégorie de la place occupée par les exilés.

L’artiste travaille à partir de vêtements traditionnels4 auxquels il mêle des tenues sportswear de marques contemporaines – devenues des signes d’appartenance communautaire dans les banlieues occidentales –, dans les radiographies qui composent la série Passings. On retrouve cette même technique dans la suite, Rising Opacity, exposée un peu plus loin, influencée par la pensée du philosophe Édouard Glissant. La présence des corps, très nombreux, se révèle dans leur absence.

Tarik Kiswanson, The Custom house / The reading Room, 2020. Film, 50 min. Photo : Cristian Manzutto. Courtesy de l’artiste & Estudio de Producción

Un espace surélevé et inaccessible donne à voir, à partir d’un point de vue unique, l’une des premières chrysalides de l’artiste, à la forme ovale très étirée, « brancusienne » pourrait-on dire. Pour Tarik Kiswanson, la chrysalide évoque un futur possible, ce qui peut arriver. Il faut se pencher vers la gauche pour découvrir deux meubles casiers, faits sur mesure, destinés à conserver de manière symbolique les archives du passé.

Une série de dessins d’enfants réalisés par frottage à partir de poudre de fusain, nécessitant une semaine d’exécution, rend compte de l’idée d’apparition-disparition.

De grands tableaux reprennent l’idée des lamelles d’acier poli des Vestibules. Les corps, insaisissables, s’y reflètent de manière difractée. Les Nests, grandes chrysalides très minimales, ferment le parcours. Réalisées en résine, très lourdes, elles donnent le sentiment que quelque chose va éclore.

« Nous ne sommes pas ce que nous pensons être, mais plutôt une compilation de textes. Une compilation d’histoires, passées, présentes et futures, toujours changeantes, s’épaississant, s’amenuisant, se démultipliant5 ».Ces propos de Félix González-Torres semblent particulièrement bien appropriés pour décrire l’art de Tarik Kiswanson, dans lequel rien n’est figé. Tout est en devenir, dans son travail comme dans sa vie. Dans un des textes qui accompagnent les Vestibules, l’artiste – qui est aussi poète – écrit : « Là, dans les reflets, apparaît un moi en perpétuel besoin de transformation. Un moi brisé aux histoires infinies6 ».


  1. Il partage ce sentiment étrange des déracinés, ceux qui vivent dans un exil permanent. Plus vraiment de ce « là-bas » qu’ils ne connaissent pas, on leur fait comprendre qu’ils ne sont pas tout à fait d’ici non plus. À la différence de son « compatriote de diaspora », l’artiste Taysir Batniji, Kiswanson est né ici. Il n’a pas connu la Palestine, ni même le Proche-Orient. Il fait partie de cette deuxième génération dont la mémoire de la terre des origines est indirecte, passée au filtre du récit – forcément exacerbé – qu’en fait la génération précédente, ce que montre très bien l’autrice et metteuse en scène franco-iraquienne Tamara Al Saadi dans sa pièce autobiographique, Place, où le temps suspendu des parents – dans une position d’attente du retour – se heurte au temps présent de l’enfant et à sa culture occidentale qui renvoie l’origine – ici, Bagdad – à un concept forcément abstrait.
  2. Jean-Marc Prévost, « L’ici et l’ailleurs des corps », Tarik Kiswanson Mirrorbody, catalogue de l’exposition éponyme à Carré d’art musée d’art contemporain de Nîmes, 30 octobre 2020 – 26 septembre 2021, Berlin, Distanz Verlag, 2020, 256 pp.
  3. Les vidéos existent aussi de façon autonome.
  4. Conservés à la Fondation Tiraz, en Jordanie : l’une des plus importantes collections de tissus du Moyen-Orient et d’Asie Centrale au monde.
  5. Félix González-Torres, « Letter to a Collector », in Andrea Rosen, Untitled, The Neverending Portrait, p. 51-52. Cité dans Félix González-Torres, Specific Objects Without Specific Form, Ed. Koenig Books, Londres, 2016, p. 11. (traduction de Jean-Marc Prévost, op.cit.)
  6. « There, in the reflections, appear a self in constant need of transformation. A shattered self, with infinite stories », extrait du poème accompagnant l’installation des Vestibules, (traduction de Guillaume Lasserre).

Image en une : Tarik Kiswanson, The World, 2014. Ready-made, 39,5 cm x 70,5 cm x 3 cm. Photo : Aurélien Mole. Courtesy de l’artiste


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