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Tamar Guimarães, L’Au-delà (des noms et des choses)

par Pauline Mari

Si, à plus d’un titre, « L’Au-delà (des noms et des choses) », convoque comme elle le promet les spectres de divers personnages et lieux, l’exposition dédiée à Tamar Guimarães doit se penser ailleurs. Organisée dans le cadre de la programmation Satellite du Jeu de Paume, elle convie de prime abord le spectateur dans un univers cher à l’artiste brésilienne, que l’on tient pour être celui des digressions et des rumeurs.

En s’appropriant le passé de la Maison d’art Bernard Anthonioz (MABA), où est donnée cette exposition, l’artiste a retenu une anecdote basée sur un mensonge : au début du siècle dernier, les propriétaires des lieux, Madeleine Smith et son mari historien Pierre Champion, prétendirent qu’Antoine Watteau avait connu ses dernières heures dans cette maison de Nogent-sur-Marne pour empêcher la construction d’une autoroute.

 

Le rez-de-chaussée de la MABA remet en scène les bribes éparses de cette mémoire oubliée.  Après une entrée en matière plutôt sèche, habitée par quelques copies autographes de lettres de protestation et autres documents administratifs, le parcours nous fait « buter » sur un bric-à-brac de tableaux agencés comme dans L’Enseigne de Gersaint de Watteau (1720) et montés dans des cadres gothiques ou rococo. Cette salle introduit donc un télescopage temporel, comme un prélude au film qui suit, The Last Days of Watteau. À voir le baroquisme du dispositif, un roman photo projeté en diaporama de façon continue sur deux murs perpendiculaires, il semble que l’art de Watteau et son emblématique théâtralité rattrapent le cinéma depuis l’autre côté de la chronologie, alors que ce dernier n’était que lanterne magique. Mais si le film rejoue une fête galante moderne, mêlant vrais comédiens et personnel du Jeu de Paume et de la MABA, les chuchotis qui s’échappent des conversations mondaines évoquent moins la « rumeur » qu’ils n’amorcent la désintégration du discours, le corps étant le réel problème de Tamar Guimarães. Ainsi, l’amitié entre Pierre Champion et le cinéaste Carl Dreyer, auteur de La Passion de Jeanne d’Arc (1928), est le prétexte à une scène d’ouverture sur ladite femme martyre qui « jure de dire toute la vérité », mais dont la véracité des propos, tirés du manuscrit du procès, est fatidiquement compromise par la récente disparition du reliquat. Dès lors, la caméra ne se concentrera plus que sur les corps, via des ralentis, des arrêts sur images et des fondus. Gestes suspendus de petits rats de l’opéra, attitudes maniérées, séance d’essayage improvisée autour d’une collection de masques africains… La moindre scène réfléchit au corps codifié par la société.

 

C’est sur ce terrain que l’exposition apporte sa plus-value : l’œuvre spécialement conçue pour la MABA court-circuite le propos des deux autres films de Tamar Guimarães, The Work of the Spirit (Parade) [2011] et Canoas (2010), tous deux montrés pour la première fois en France. L’un filme la répétition de danseurs travaillant sur Parade (1917), un ballet de Léonide Massine composé sur une musique de Satie, avec des costumes dus à Picasso. De ces images, on retient l’idée d’intégration du geste par un corps qui lui est étranger. Mais, l’écho le plus percutant à The Last Days of Watteau reste Canoas, une soirée de cocktail tournée cette fois à la Casa das Canoas, la maison que le maître du modernisme Oscar Niemeyer s’est fait construire sur les hauteurs de Rio de Janeiro, au début des années cinquante. Le sujet des discussions ? Les quarante-six années écoulées depuis la dictature militaire et le constat « en direct » que l’habitat populaire est resté en marge des vertus de l’architecture moderniste brésilienne.

Le film fait ainsi se recouper l’histoire socioculturelle du Brésil sur le grand récit des esthétiques. Toute une psychogéographie se dessine, où l’on comprend que l’urbaniste Lucio Costa, cité par un personnage, renvoie en creux à la « machine-corps » de Le Corbusier qui cédait l’avantage au fonctionnalisme, où l’on saisit que la référence à Lygia Clark et à la Structuration du self – projet post-moderniste d’ambition thérapeutique – soutient a contrario la conception d’un corps tout autre, organique et tactile, qui a soigné Macalé et les oppressés de la dictature, dixit le film. D’Ernesto Neto à Helio Oiticica, la redécouverte des sens a en effet compté au Brésil. Elle a été déclinée en autant d’environnements biomorphiques et de danses rituelles.

Visiblement très attentive à la culture de son pays, Tamara Guimarães extrapole donc à tous les domaines les deux grandes doxa du corps : d’un côté l’Occident, rationaliste et cérébral, lui qui résume Rio de Janeiro au paradis artificiel ou au cabinet de curiosités, et de l’autre, le vrai Brésil, redéfini par le « tropicalisme » de l’anthropologue Gilberto Freyre et un art qui réintègre bel et bien autrui au corps propre. Comme il est dit à la fin de Canoas d’une telle réalité « Ça ne se terminera pas par un grand soir, ça on le sait déjà ».

 

 


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