Suzanne Husky
La leçon du peuple des marécages
CAP Saint-Fons
10 septembre-5 novembre 2022
Comme l’ont raconté Alessandra Prandin, directrice du CAP, et Adeline Lépine, responsable du programme Veduta de la Biennale de Lyon, lors leur présentation le jour du vernissage de l’expostion, quand Suzanne Husky leur a confié le sujet qu’elle souhaitait aborder en réponse à leur invitation, elles ont été pour le moins surprises. Une exposition sur les castors? À Saint-Fons? Pour les personnes qui n’y sont jamais venues, il faut rappeler que, situé en grande banlieue lyonnaise, le centre d’art n’est pas implanté dans un lieu à priori paradisiaque pour des rongeurs sauvages. Au cœur d’un quartier construit sur un plateau qui surplombe la Vallée de la chimie, il offre, depuis le parc qui lui est adjacent, une vue panoramique sur des installations d’industries chimiques et pétrochimiques, des autoroutes, plus dans l’esprit du Passaïc Tour de Robert Smithson (un voyage dans des ruines industrielles) que du grand Nord Canadien où l’on imagine des castors heureux (quoique le Nord canadien, en Alberta en particulier, est à certains endroits bien ravagé lui aussi par l’industrie pétrolière).
Précisément, la proposition de Suzanne Husky a à voir avec cela : avec le fait qu’il y avait des castors et qu’il n’y en a plus, chassés parce qu’ils se nourrissaient d’arbres et qu’à un moment donné ils se sont régalés d’arbres fruitiers de vergers cultivés: pas par goût spécifique pour le bois d’abricotier ou de prunier, mais parce que les alentours du fleuve ayant été déboisés, ils n’avaient plus rien d’autre à se mettre sous la dent. Or, on s’est aperçu en France cet été, alors que des incendies monstres ravageaient plusieurs régions, que les castors, avec leurs barrages, créaient des réserves d’eau qui justement empêchent les incendies de se propager. En Californie (franco-américaine, Suzanne Husky travaille en Gironde et à San Francisco), où des feux apocalyptiques reviennent désormais régulièrement, des chercheur-euses veulent réintroduire le castor pour lutter contre l’assèchement des sols dû à l’intervention humaine. Relayant ce discours, l’exposition relève par conséquent d’une démarche militante, mais qui s’exprime, sensiblement, dans des formes artistiques spécifiques. Suzanne Husky a notamment réalisé de nombreuses aquarelles, douces tout en restant déterminées, très réussies, qui expliquent le propos, imaginent des solutions et donnent envie de se mobiliser. De surcroit, ces œuvres reviennent sur la vieille problématique du savoir et de la technique, revivifiée par « la leçon du peuple des marécages », comme le dit si joliment le titre de l’exposition. Par le biais d’un film, Barrage, 2022 réalisé en collaboration avec la cinéaste environnementale Kristina Valverde, auprès de chercheur-euses qui s’entrainent à reproduire la technique de construction de barrage des castors, l’artiste nous invite en effet à réfléchir sur les années d’études et de pratique nécessaires aux humains pour apprendre à construire ce que les animaux fabriquent sans peine. Et si on se souvient à quel point la notion de techné intervient dans la définition de l’art dans l’Antiquité, puis a permis la distinction entre l’artiste et l’ingénieur, l’exposition prend la dimension d’un conte qui met en présence des scientifiques et une artiste sur les traces du savoir des castors. Rappelons-nous que les castors ont pu être vénérés comme des divinités: nous redécouvrons aujourd’hui que ce n’était pas pour rien. Alors que vaut le savoir humain? Celui qui voulait se rendre maitre et possesseur de la nature? Celui qui en a fait un objet de contemplation esthétique? Mine de rien, dans cette exposition, Suzanne Husky aborde des questions embarrassantes que l’on ne pourra bientôt plus éviter. Dans un esprit très harawayien, un autre film, Patti and Dew, 2022, raconte l’amitié qui a duré presque dix ans entre une scientifique ayant renoncé à ses instruments de mesure et une « castore », cheffe de clan. Tous les jours, elles se rencontraient au bord d’un étang, pour échanger dans un langage corporel, jusqu’à la mort de l’animale.
Dans l’exposition, d’autres éléments viennent compléter la réflexion, notamment avec la reconstitution d’un habitat de castors en branchages. Mais surtout, la démarche est cohérente jusqu’au bout et le travail d’apprentissage s’étend à l’extérieur du centre d’art, l’artiste s’étant rapprochée d’un ingénieur hydraulique et d’un spécialiste de la faune locale pour lancer des chantiers de constructions de barrage sur le Rhône.
Image mise en avant : Vue de l’exposition Suzanne Husky, La leçon du peuple des marécages, CAP Saint-Fons-Veduta, Crédits photo: Fanny Vandecandelaere
- Publié dans le numéro : 101
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- Du même auteur : Gontierama à Château-Gontier, Alias au M Museum, Leuven, mountaincutters à La Chaufferie - galerie de la HEAR, Lacan, l’exposition au Centre Pompidou Metz, Jérôme Zonder au Casino Luxembourg,
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