Sophie Calle

Sophie Calle
Êtes-vous triste ?
Mrac Occitanie, Sérignan
12 avril — 21 septembre 2025
Commissariat : Clément Nouet
Artiste conceptuelle, photographe, cinéaste, depuis le début des années soixante-dix, Sophie Calle a fait de sa vie une œuvre, alliant image et texte pour raconter ses histoires vraies tantôt légères et drôles, tantôt dramatiques et cruelles. Depuis plus de quatre décennies, l’artiste redéfinit les frontières de l’intime, de l’art et de la narration. À Sérignan, le musée régional d’art contemporain (Mrac) Occitanie lui consacre une exposition personnelle qui occupe, fait rarissime, la totalité des 1 600 m² d’espaces de monstration, la première d’une telle ampleur dans la région qui l’a vue grandir. Réunissant un corpus de neuf projets emblématiques, elle offre une expérience à la fois introspective et collective. Son titre, « Êtes-vous triste ? », tiré de l’œuvre « La Visite médicale » (2002), agit comme une porte d’entrée déconcertante. Cette question, extraite d’un formulaire médical impersonnel, devient sous la plume de l’artiste une interrogation existentielle, un miroir tendu au visiteur. Une œuvre réussie est celle qui engage un dialogue direct avec son public, et Sophie Calle excelle dans cet art. D’emblée, le visiteur est confronté à cette question abrupte, qui brise la convention du regard passif pour exiger une introspection. Transformer l’ordinaire en extraordinaire, faire surgir le poétique du trivial, telle est la méthode de l’artiste. Loin d’être seulement une accroche, le titre structure le parcours comme une enquête sensible sur la tristesse, la perte, et la mémoire, thématiques centrales de son œuvre.
La scénographie, conçue en étroite collaboration avec l’artiste, est à la fois épurée et immersive. Contrairement à ses installations parfois denses, comme au Centre Pompidou en 2003 ou au Musée Picasso en 2023, ici les œuvres dialoguent avec l’espace sans l’encombrer. Les murs, souvent laissés blancs, deviennent des surfaces où s’inscrivent des annotations manuscrites, comme des pensées griffonnées à la hâte, donnant l’impression d’un journal intime monumental. Cette approche crée un équilibre entre la rigueur conceptuelle et une forme d’effacement qui laisse place à l’émotion brute. L’exposition n’est pas une rétrospective chronologique, plutôt une constellation thématique. Des œuvres comme « Douleur exquise » (1984-2003), « La Dernière Image » (2010), « Prenez soin de vous » (2007), ou « Voir la mer » (2011), s’entrelacent pour explorer des motifs récurrents que sont la rupture, la cécité, la mort, et la quête de sens face à l’absence. Chaque projet est une micro-narration, un fragment d’une autobiographie en perpétuelle réinvention. Cette fragmentation, loin d’être chaotique, est orchestrée avec une précision quasi obsessionnelle, marque de fabrique de l’artiste.

Au cœur de l’exposition, « Douleur exquise » demeure une pièce maîtresse. Conçue à partir d’une rupture amoureuse vécue par la plasticienne en 1984, cette œuvre juxtapose le récit de sa propre douleur à ceux d’inconnus et d’amis interrogés sur leur plus grande souffrance. Sur une période de quatre-vingt-douze jours, Sophie Calle répète son histoire jusqu’à l’épuisement, tandis que les témoignages des autres, accompagnés de photographies, viennent relativiser sa peine. La réimpression du livre éponyme aux éditions Actes Sud, en lien avec l’exposition, souligne l’importance de cette œuvre dans son corpus. Présentée dans une salle dédiée, l’installation immersive impressionne par sa rigueur formelle : des textes sobres alignés face à des images banales – un téléphone, une lettre, un lit d’hôtel – qui deviennent des reliques chargées d’affect. Sophie Calle parvient ici à transcender la matérialité des œuvres par la force du récit. Chaque mot, chaque image, est pesé avec une précision qui confine à la liturgie, transformant une expérience personnelle en une méditation universelle sur la perte. Pourtant, l’humour, toujours latent chez l’artiste, perce dans les détails. La répétition obsessionnelle du récit devient presque absurde, comme un rituel de désenvoûtement.
Deux autres ensembles marquent particulièrement le parcours : « La Dernière Image » et « Voir la mer ». Dans le premier, l’artiste interroge des personnes devenues aveugles sur leur dernier souvenir visuel. Les portraits photographiques frontaux, dépouillés de tout artifice, s’accompagnent de témoignages brefs et poignants. L’œuvre, exposée dans une salle aux murs nus, crée un silence presque sacré, une « poétique de l’effacement », où la perte de la vue devient une métaphore de la mémoire qui s’accroche à l’éphémère. L’émotion surgit de la simplicité : aucun pathos, juste la vérité crue des récits. La série vidéo « Voir la mer », projetée sur huit écrans géants, est une expérience immersive qui contraste avec l’intimité des autres œuvres. Sophie Calle filme des habitants d’Istanbul découvrant la mer pour la première fois, leurs visages capturés dans un moment de contemplation muette. La mer, filmée sans filtre, devient un symbole d’infini face à la finitude humaine. Cette installation, qui s’écarte des moniteurs habituels utilisés par l’artiste, gagne en ampleur dans l’espace du Mrac, transformant la salle en un espace méditatif.

Ce qui frappe dans cette exposition, c’est la capacité de Calle à faire de l’intime un langage universel. Son travail n’est pas narcissique mais performatif : elle se met en scène pour mieux révéler l’autre. Dans « Prenez soin de vous », par exemple, elle confie une lettre de rupture à cent-sept femmes, chacune l’interprétant à sa manière (juge, psychanalyste, clown…). L’œuvre, foisonnante, mêle humour et gravité, transformant une blessure personnelle en une fresque collective. Cette démarche, qui brouille les frontières entre réalité et fiction, est au cœur de la fascination qu’exerce l’artiste.
Sophie Calle intervient dans un contexte où les récits intimes, amplifiés par les réseaux sociaux, sont devenus monnaie courante. Pourtant, elle se distingue par sa rigueur et sa distance ironique, loin de l’exhibitionnisme numérique. Ses œuvres, ancrées dans une matérialité (textes, photographies, objets), résistent à l’éphémère du virtuel. Elle incarne une forme de résistance poétique à la superficialité contemporaine, utilisant l’intime comme un outil de subversion. « Êtes-vous triste ? » est une exposition qui se vit plus qu’elle se visite. Sophie Calle, en dénudant ses propres failles, invite le visiteur à confronter les siennes. Si l’on peut discuter de la densité du propos ou de l’approche parfois autarcique de l’artiste, il est indéniable que cette exposition monographique marque un jalon dans la réception de son œuvre en France. Sophie Calle, avec une économie de moyens et une précision chirurgicale, transforme le musée en un espace de vérité, où la tristesse devient un langage commun.

Head image : Vue de l’exposition Êtes-vous triste ?, Sophie Calle, Mrac Occitanie, Sérignan, 12 avril — 21 septembre 2025. Commissariat : Clément Nouet. © Sophie Calle / ADAGP, Paris 2025. Courtesy Perrotin. Photo : Jean-Baptiste Mondino.
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- Du même auteur : Francisco Tropa, Steve McQueen, Candice Breitz, mountaincutters, Viola Leddi au Frac Champagne Ardenne,
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