r e v i e w s

Proof of Work

par Vanessa Morisset

Schinkel Pavillon (Schinkel Klause), Berlin, 8.09—21.12.2018

Dans les sous-sols du Schinkel Pavillon, comme dans une cave, une cachette, un repère de hackers — en vérité, le lieu à l’époque de la RDA était un restaurant, le Schinkel Klause, dont les décors sont encore visibles sur les murs — se tient l’exposition « Proof of Work ». Son titre fait référence au système de validation qui permet de chiffrer les transactions ayant lieu sur une blockchain et d’en produire de nouveaux blocs, car les œuvres qu’elle rassemble interrogent précisément le fonctionnement décentralisé des blockchains comme modèle artistique ou point de départ de création. D’ailleurs, l’idée a été mise en application dès l’organisation de l’exposition puisque le commissariat est collectif, à l’initiative de l’artiste néo-zélandais Simon Denny qui a convié d’autres commissaires ou artistes ayant eux-mêmes convié des structures ou des artistes, comme l’explique un diagramme à l’entrée : l’exposition est donc elle-même issue d’une sorte de blockchain curatoriale, rendant d’emblée palpable ce que l’activité artistique, et plus largement, toute activité de travail collectif, peut emprunter aux modes de fonctionnement émergeant d’internet. Et, dans l’ensemble, outre la fascination qu’exercent le sujet et son caractère hyper contemporain, les œuvres choisies sont très convaincantes. Qu’on connaisse ou qu’on découvre le minage des cryptomonnaies et les blockchains, qu’on le comprenne ou pas, l’exposition matérialise de différentes manières, toutes intéressantes, certains de ses aspects, tout en instaurant une réflexion sur les liens de l’art avec son époque.

Distributed Gallery, Chaos Machine, 2018 (détail). 192 x 52 x 52 cm. Courtesy Distributed Gallery. Photo : Hans-Georg Gaul.

Par exemple, dans l’espace central du Schinkel Klause, le visiteur tombe sur la géante bulle gonflable et pénétrable créée par FOAM, bureau d’architectes décentralisé, alimentée par les ventilateurs d’ordinateurs produisant de l’Ether, une des plus importantes cryptomonnaies après le Bitcoin. Une fois dans la bulle, on se trouve par conséquent physiquement au centre d’un système d’habitude très abstrait où, ici, l’attention est portée sur l’énergie consommée par les ordinateurs en cours de minage. Une autre œuvre, que l’on rencontre à l’intérieur de la bulle, rend quant à elle sensible un phénomène connexe, la conversion des monnaies officielles en cryptomonnaie. Aux allures de distributeur de récompenses dans les fêtes foraines, la Chaos Machine du collectif Distributed Gallery entre en fonction lorsque l’on y insère un vrai billet de banque. Tandis que se déclenche une musique festive, le billet tombé dans la machine brûle sur une résistance incandescente, opération suivie par l’impression d’un reçu de crédit en chaos coin, cryptomonnaie inventée pour l’occasion. La transaction s’est effectuée sous nos yeux. Ainsi, les deux œuvres, bulle gonflée par les ventilateurs des ordinateurs et distributeur de chaos coin, rendent visibles des flux et échanges immatériels mais bel et bien existants, voire de plus en plus déterminants dans le monde actuel. Et c’est l’un des grands mérites de l’exposition que d’avoir su dénicher des œuvres qui reflètent concrètement ces réalités.

Distributed Gallery, Chaos Machine, 2018 (détail). 192 x 52 x 52 cm. Courtesy Distributed Gallery. Photo : Hans-Georg Gaul.

Mais d’autres artistes répondent d’une autre manière, plus performative, à la problématique de l’exposition. Dans les anciennes cuisines carrelées du restaurant, trois œuvres de Harm Van den Dorpel, néerlandais installé à Berlin, une pièce générative sur écran et deux impressions sur plexiglas créées par le même processus, incarnent le résultat de protocoles d’échanges appliqués à l’art visuel. Les images sont en effet produites par la circulation et l’évolution de motifs colorés entre deux entités de départ, selon un protocole conçu par l’artiste, avec pour résultats des images abstraites, on peut même dire des tableaux, d’une grande poésie, dignes des compositions de Paul Klee. Un peu plus loin, côtoyant une deuxième bulle gonflable de FOAM, une peinture sur bois de l’artiste suédois Jonas Lund fait office d’affiche publicitaire pour sa propre cryptomonnaie, le Jonas Lund Token, soit le JLT. Tangible et explicite, ce panneau renvoie à une dimension conceptuelle, à une fragmentation du processus de décision à l’œuvre dans la pratique artistique de Lund en des unités appartenant aux détenteurs de JLT (les collectionneurs et actionnaires de l’artiste) dont la valeur est indexée sur les succès de sa carrière. Œuvres et cryptomonnaie sont les deux faces d’un même projet.

En outre, l’exposition comporte des peintures qui font écho aux blockchains, des sculptures, des installations, quelques dessins ainsi que d’autres pièces textuelles, diversité réjouissante dans un contexte où l’on aurait pu redouter une certaine aridité formelle. Il n’en est rien. Les œuvres choisies sont autant plastiquement que conceptuellement remarquables. Accompagnée d’un petit livret qui explicite les termes relatifs aux cryptomonnaies et présente la démarche spécifique de chaque artiste ou collectif, l’exposition constitue un bel exemple de la capacité de l’art à s’emparer des phénomènes les plus complexes.

Commissariat : Simon Denny en concertation avec Distributed Gallery, Harm van den Dorpel, Sarah Hamerman & Sam Hart, Kei Kreutler, Aude Launay, et Anna-Lisa Scherfose. Avec : CryptoKitties, Aria Dean, Distributed Gallery, Harm van den Dorpel, FOAM (Ryan John King, Ekaterina Zavyalova, Nick Axel, Kristoffer Josefsson), Sara Hamerman & Sam Hart, Decentralized Autonomous Kunstverein (Nick Koppenhagen & Wesley Simon), Kei Kreutler, left gallery (Harm van den Dorpel & Paloma Rodríguez Carrington), Wayne Lloyd, Mark Lombardi, Jonas Lund, Rob Myers, Hayal Pozanti, Billy Rennekamp, Jason Rohrer, Miljohn Ruperto & Ulrik Heltoft, 0xΩ (Avery Singer & Matt Liston), terra0 (Paul Seidler, Paul Kolling, Max Hampshire en collaboration avec Georgia Hansford, Louis Center et Gregor Finger).

Image en une : « Proof of Work », Schinkel Pavillon, 2018. À gauche : Wayne Lloyd, How We Won the War on Socialism, 2000 ; au centre : FOAM, Tropical Mining Station, 2017 ; à l’intérieur : Distributed Gallery, Chaos Machine, 2018 ; à droite : Billy Rennekamp, Leather Spheres, 2013. Photo : Hans-Georg Gaul.