Pierre Paulin au Cercle Valrose
Pierre Paulin, My Wardrobe did this to me
3 juin au 24 septembre 2023
Cercle Valrose
Les moments vécus avant ou après avoir vu une exposition, on y prête rarement attention, en tout cas dans les récits que l’on en fait, dans le souvenir il en est peut-être autrement. Être allé-e visiter une exposition avec telle ou telle personne, repu-e après un repas en famille ou avant un rendez-vous amoureux, en stakhanoviste de la chose ou au contraire sans avoir mis les pieds dans un musée depuis des mois, si c’était par curiosité, plaisir, obligation : les circonstances n’affectent-elles pas la réception des expositions et des œuvres plus qu’on ne le croit ? À l’instar de Proust qui, dans Sur la lecture, se souvient plus de l’urgence de finir de lire une page, tandis qu’il est appelé à table, que du contenu du livre lui-même, il serait curieux d’observer comment ce que l’on vit avant et après la rencontre avec l’œuvre déteint sur elle. D’autant plus qu’aujourd’hui il devient difficile d’y accéder sans avoir au préalable entendu des commentaires et des avis qui nous disent quoi penser et presque déjà tout vu sur les réseaux sociaux. On ne va plus dans les expositions que pour vérifier. En soi, ce n’est pas très grave et il y a de pires problèmes, mais tout de même, réduire l’art à une pratique mondaine sans enjeux, où l’expérience esthétique (l’aura benjaminienne) n’a plus la possibilité de nous saisir… Je devance le reproche : ne serait-ce pas du snobisme que de le déplorer (de regretter un bon vieux temps aristocratique dont, d’ailleurs, la plupart d’entre nous aurions été exclu-e) ? Pour cela, il faudrait que la démocratisation de l’art soit la priorité de la politique des publics des institutions culturelles…
Voici le type de questions qui défilent dans la tête, lorsqu’en petite bande, juste ce qu’il faut organisée, on se dirige vers le mystérieux Cercle Valrose. Car, dans le cas présent, la manière d’accéder aux œuvres a manifestement été imaginée en prenant le contre-pied de ce que je viens d’évoquer. En privilégiant le romanesque : comme l’évoque ne serait-ce que le nom du lieu, qui fait résonner ensemble un cercle nautique, à moins qu’il ne s’agisse du Cercle de Vienne, avec Rose Sélavy ou tout simplement un jardin fleuri. On nous invite à planer un peu, à s’y autoriser. En contrepartie, il faut se rendre disponible. C’est tôt le matin, on ne sait pas où c’est, ni à vrai dire comment ça va se passer. Il faut des chaussures confortables, des baskets c’est bien paraît-il. Si on a des ADIDAS c’est encore mieux, comme on le comprendra sur place. En effet, la première exposition du Cercle Valrose est une monographie de Pierre Paulin dont le titre est My Warderobe did this to me. Si l’on a vu Boom boom, run run, en 2017, Frac Île-de-France (à l’invitation de Xavier Franceschi, alors directeur — indice !), peut-être se souvient-on que la marque aux trèfle et trois bandes revient quasi obsessionnellement dans ses sculptures, ses textes, ses sons et ses vidéos. De même au Cercle Valrose où sont présentées des vidéos, quatre, réalisées de 2019 à 2023, en noir et blanc, avec un son sourd et fort. On y voit des pièces de vêtements de sport ambiguës, souvent en cuir, avec des fermetures en métal, dans une mise en scène qui joue d’une tension entre la délicatesse d’une caresse et la froideur des matériaux, enfin, je me souviens d’avoir ressenti cela. M’étant engagée à ne pas prendre de photos ni de vidéos, je n’ai pas la possibilité de regarder de nouveau les œuvres, je n’ai que quelques images de presse, pour accompagner ma mémoire visuelle. Dans une autre vidéo vue auparavant au Frac, j’avais noté cette phrase (ou ces vers) :« Une poésie qui atténue notre dépression/avec des pics d’excitation ». Pierre Paulin se tient, me semble-t-il, quelque part à cet endroit-là, où la poésie s’installe dans le trouble, en accord en cela avec le credo proustien (encore lui !) selon lequel « les essences vivent dans les zones obscures, non dans les régions tempérées du clair et du distinct » (Gilles Deleuze, Proust et les signes). Dans la vidéo la plus récente, Sexuel Sportswear : Brief History of a War Between Two Brothers, 2023, on assiste à un jeu étrange avec des baskets (et chaussettes) ADIDAS malmenées — la clarté va considérablement s’assombrir — qui va nous conduire du milieu du XXe siècle à l’instant présent, par le biais d’une histoire que chuchote en voix off Pierre Paulin. Partant de la rivalité des frères Dassler, à l’origine de la marque, il glisse peu à peu vers un récit d’un autre ordre, suggestif, dans lequel ADIDAS veut aussi dire « All Day I Dream About Sex ». On reste, un moment, songeur-euse, puis on discutera après avec les personnes présentes, certaines que je connais, qui sont connues, d’autres non, mais tout le monde discute, avec Pierre Paulin, de ses œuvres, ou d’autres choses, avec Xavier Franceschi, du Cercle de Valrose (et oui !) et avec vous lorsque vous viendrez une prochaine fois. Si vous êtes tombé-es sur ce texte et que vous l’avez lu jusqu’au bout, vous saurez forcément comment procéder.
______________________________________________________________________________
Head image : Pierre Paulin, Sexual Sportswear: Brief History of a War Between Two Brothers, 2023 (video stills)
Courtesy de l’artiste et de Le Labo, Genève ; avec le soutien de La Becque Résidences, Suisse
- Publié dans le numéro : 104
- Partage : ,
- Du même auteur : Anna Solal au Frac Occitanie Montpellier, Gontierama à Château-Gontier, Alias au M Museum, Leuven, mountaincutters à La Chaufferie - galerie de la HEAR, Lacan, l’exposition au Centre Pompidou Metz,
articles liés
Arcanes, rituels et chimères au FRAC Corsica
par Patrice Joly
GESTE Paris
par Gabriela Anco
Arte Povera à la Bourse de Commerce
par Léo Guy-Denarcy