r e v i e w s

Personal Cuts, Art à Zagreb de 1950 à nos jours

par Benoit Lamy de la Chapelle

Le Carré d’Art, Nîmes, du 17 octobre 2014 au 11 janvier 2015

An artist who can not speak english is no artist. C’est avec ce slogan sur bannière de Mladen Stilinović (1992) que s’ouvre l’exposition « Personal Cuts – Art à Zagreb de 1950 à nos jours ». D’emblée se manifeste l’aspect international de cette scène artistique, ou plutôt sa confrontation avec l’international. Ce slogan datant d’après la chute du mur s’impose en effet comme une injonction, une condition inéluctable pour exister en tant qu’artiste sur la scène mondiale de l’art. Les Croates n’ont d’ailleurs pas eu besoin d’attendre 1989 pour exposer hors de leurs frontières. La Yougoslavie s’affranchit dès 1948 du Kominform et bénéficia très tôt d’une politique culturelle dynamique ouverte sur l’extérieur. Des échanges entre artistes européens et croates eurent cours dès les années cinquante : l’art américain et européen circulait par le truchement d’expositions et de revues ; des collaborations avaient lieu ; les artistes de Zagreb voyageaient et exposaient leurs œuvres à l’étranger. Ce slogan pourrait alors s’interpréter comme une critique de la prépondérance de la langue anglaise, et donc du système de l’art occidental auquel toute culture devrait se soumettre afin d’exister au sein de l’histoire de l’art canonique. Car si les artistes croates, du fait de cette ouverture précoce, auraient pu intégrer cette histoire, il leur fallut attendre – au même titre que les artistes des autres républiques soviétiques – les expositions des années quatre-vingt-dix[1] centrées sur ces scènes artistiques, jusqu’à « Promesses du passé » (Centre Pompidou, Paris, 2010) pour qu’enfin leur art soit en quelque sorte canonisé (et apte à intégrer les collections des anciens pays de l’Ouest)… On s’attendrait alors à un propos curatorial allant dans ce sens, analysant les raisons d’une légitimation tardive de cet art zagrébois, les obligations vis-à-vis du marché de l’art globalisé et des institutions de l’art, tout en adoptant un principe de relecture de l’histoire : pourquoi malgré cette ouverture précoce nous faut-il encore découvrir cette scène zagréboise ?

Dans le catalogue, Branka Stipančić, commissaire de l’exposition, revendique la singularité et la spécificité des démarches des artistes zagrébois, tout en mentionnant leur proximité avec celles de leurs pairs à l’Ouest. La qualité des œuvres de ces artistes démontre sans conteste qu’ils n’étaient pas des suiveurs, il ressort pourtant de l’accrochage l’impossibilité de justifier ces pratiques autrement qu’à l’aune des dogmes de l’histoire de l’art. Son discours linéaire et chronologique semble induire que chaque groupe ou artiste pourraient être le reflet d’une mouvance artistique des années cinquante jusqu’à aujourd’hui : abstraction / process art, fluxus, body art, performance, art conceptuel, critique institutionnelle, film structurel, Picture Generation, pour finir avec un art postmoderne. Ces œuvres ainsi nivelées ne deviennent que des œuvres d’art « conceptuel » parmi d’autres, créant comme une impression de déjà-vu… Finalement, aucune singularité, ni aucun contexte précis ne transparaît d’un tel accrochage. Il est vrai que trop de contextualisation et de singularisation produiraient l’effet contraire – à savoir une marginalisation de ces artistes créant un art « autre » et exotique, un art d’« Europe de l’Est » – un parti pris jusqu’alors très critiqué2. Il s’agit toujours, après tout, d’un art occidental, et il est incontestable qu’un certain zeitgeist soit manifeste dans ces œuvres. Éviter l’une ou l’autre approche paraît donc peu aisé lorsqu’il s’agit de présenter une scène peu connue et isolée jusqu’alors de l’histoire de l’art, mais d’autres expositions ont montré que cela n’est pas impossible.

Le fait d’avoir opté pour une majorité d’œuvres historiques est peut-être à l’origine d’un tel constat. Ces impressions s’estompent à mesure que l’on s’achemine vers la fin du parcours où se découvrent les travaux plus récents de David Maljković, Andreja Kulunčić ou encore Igor Grubić. Nous pénétrons alors la réalité complexe et abrupte de la Croatie en pleine reconstruction économique et identitaire. David Maljković est désormais bien connu pour son analyse de l’amnésie dans laquelle sombre l’histoire de son pays vis-à-vis du passé communiste, et Igor Grubić, quant à lui, souligne la montée du nationalisme et de l’homophobie, inévitablement à l’œuvre lors de toute reconstruction nationale. Le double traumatisme vécu par les Croates ces vingt dernières années ne saurait se satisfaire d’une homogénéisation artistique internationale. Il ne s’agit ni d’exotisme, ni d’ethnicisation si l’on insiste sur l’importance d’analyser les spécificités d’une scène d’un autre point de vue que celui de l’histoire de l’art stricto sensu et, qui plus est, écrite en anglais.

[1] « Europa, Europa : Das Jahrhundert der Avantgarde in Mittel-Und OstEuropa » au Kunst-und Austellungshalle der Bundesrepublik Deutschland de Bonn (1994), « L’autre moitié de l’Europe » au Jeu de Paume, Paris (2000), « After The Wall : Art and Culture In Post-Communist Europe » au Moderna Museet de Stockholm (2000).

2 Cette critique d’un art estampillé « Europe de l’Est » est savamment analysée par l’essai « Haven’t we had enough ? » de Igor Zabel, d’abord paru dans la Newsletter n°3 publiée par BAK (Basis voor Actuuele Kunst), Utrecht, 2004 (Ed. Danila Cahen et Maria Hlavajova) et reproduit dans Personal Cuts-Art à Zagreb de 1950 à nos jours, cat. exp. Carré d’Art-Musée d’Art Contemporain, Nîmes (Ed. Branka Stipančić), 2014, p. 56-67.

* Avec : Gorgona Group, Josip Vaništa, Julije Knifer, Dimitrije Bašičević Mangelos, Ivan Kožarić, Tomislav Gotovac, Goran Trbuljak, Sanja Iveković, Dalibor Martinis, Mladen Stilinović, Vlado Martek, Boris Cvjetanović, Igor Grubić, David Maljković, Andreja Kulunčić & Božena Končić Badurina.



 


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