Mark Leckey, Enchanter la matière vulgaire
Wiels, Bruxelles, du 26 septembre 2014 au 11 janvier 2015. Commissariat : Elena Filipovic.
L’exposition de Mark Leckey au Wiels se présente comme une vue d’ensemble des œuvres de l’artiste depuis la fin des années quatre-vingt-dix jusqu’à aujourd’hui, sans parler explicitement de « rétrospective » ; un examen de son œuvre riche et complexe montre en effet qu’une tentative de rétrospective serait vouée à l’échec, tant sa démarche résiste à cette notion. Et pas seulement parce que toute rétrospective nécessite le respect d’une chronologie : après tout, une grande partie de son œuvre mémorise différentes étapes de sa vie jusqu’à aujourd’hui. Une rétrospective serait donc hors de propos chez Leckey, essentiellement parce que l’artiste use constamment de ses œuvres passées dans ses œuvres récentes et vice versa. D’une exposition à l’autre, il ne présente jamais ses installations à l’identique, bien qu’elles portent toujours le même titre. Les objets et les images circulent d’une installation à l’autre, apparaissent dans l’une pour disparaître dans l’autre, pour finalement revenir plus tard. Les successions temporelles à l’œuvre dans son travail se trouvent alors brouillées pour s’unifier dans un grand tout, « à la fois dans le passé et le futur », comme le déclare l’artiste dans sa vidéo Prop4aShw (2010-13)[1]. Ses œuvres semblent ainsi inachevées, sur le point d’éclater pour se reconstituer virtuellement ou physiquement dans de nouveaux agencements.
Dans sa conférence-performance In the Long Tail (2008-09), Mark Leckey nous rappelle que ce « grand tout » correspond à Internet et à son vertigineux stock d’images. L’installation UniAddDumThs (2014) consiste en un rassemblement d’objets qui s’avèrent n’être que des copies, ou parfois même des œuvres ne lui appartenant pas (une vidéo d’Ed Atkins par exemple). Ces objets circulent, comme sur le web, par remaniements de l’artiste, à l’instar des images dans ses vidéos : il intègre le fonctionnement même d’Internet dans ses installations, jusque dans sa manière de penser et choisit volontairement de ne pas résister à la technologie pour se laisser porter par elle. Mark Leckey entend ainsi explorer l’animisme technologique paradoxalement à l’œuvre dans nos sociétés : « On entend souvent que la technologie s’apparente à quelque chose de froid et distant, totalement déshumanisé. C’est le plus grand des mensonges[2] ». À plusieurs reprises dans son travail, Leckey a tenté d’entrer en contact avec les objets, ou de les faire parler, de ressentir une sorte d’empathie à leur égard. Nous rencontrons alors, tel un totem, un imposant frigo Samsung™noir, protagoniste de l’installation sonore GreenScreenRefregiratorAction (2010), dont les enceintes transmettent le pathétique monologue intérieur. Déjà en 2003, lors de sa performance BigBoxStatueAction, l’artiste tentait de communiquer avec la sculpture de Jacob Epstein, Jacob and the Angel (1940-41), par le biais d’un monumental sound system semblable à ceux des rave-parties.
Beaucoup seraient tentés de croire que ses travaux récents surfent sur la vague « post-Internet spéculativo-réaliste » avec laquelle Leckey, il est vrai, partage certains côtés. Mais quiconque resitue ses dernières recherches dans son œuvre global comprendra qu’il ajuste simplement sa démarche aux nouveaux paradigmes technologiques en présence. Comme auparavant avec le cinéma (Cinema-in-the-Round, 2006-07), la télévision (Felix Gets Broadcasted, 2007), la musique (Fiorucci Made Me Hardcore, 1999) ou les autres médias de masse, l’artiste s’abîme au sein du gouffre digital afin d’analyser de l’intérieur la façon dont les médias, associés au progrès technologique, modèlent nos comportements, nos percepts et nos affects.
L’importance de ce va-et-vient dans les œuvres de Mark Leckey est bien retranscrite par l’exposition bien que le compartimentage de la salle accueillant UniAddDumths n’y soit pas fidèle. Il y règne une impression de division quand toute l’installation aurait dû communiquer ensemble, dans l’attente de sa future reconfiguration… L’exiguïté de certains espaces s’accommode également mal de la présence et du propos d’œuvres comme le Félix gonflable qui, avachi dans un coin, perd toute sa puissance d’icône pionnière de la télédiffusion. De même, le manque de recul sur le GreenScreenRefregirator génère une atmosphère anxiogène, aux antipodes de l’effet d’empathie voulu par Leckey. Il est dommage, enfin, qu’une si petite cellule ait été choisie pour diffuser la vidéo On Pleasure Bent (2013-14), trailer de son projet à venir constitué d’archives autobiographiques et prélude à ses créations futures. Un espace plus conséquent aurait peut-être davantage soutenu ce qui semble fonder le projet artistique de Mark Leckey, à savoir l’achèvement d’une œuvre qui, à l’image du progrès technologique, est toujours en cours.
[1] Vidéos de Mark Leckey disponibles sur : https://www.youtube.com/user/MrLeckey
2 « Aspiring to the Condition of Cheap Music », interview entre Mark Leckey et Dan Fox dans Mark Leckey – On Pleasure Bent, catalogue de l’exposition « Mark Leckey : Enchanter la matière vulgaire », Wiels Centre d’art contemporain, Bruxelles, ed. Patrizia Dander et Elena Filipovic, Verlag der Buchhandlung Walther König, Cologne, 2014, p. 179.
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- Du même auteur : Louise Sartor, Co-Workers, Personal Cuts, Art à Zagreb de 1950 à nos jours, L’Heure des sorcières, Leigh Ledare, et al.,
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