Nicolas Giraud & Bertrand Stofleth, La Vallée
Centre photographique d’Ile-de-France, Pontault-Combault
16.10.2022 – 15.01.2023
Une image de parking clairsemé au crépuscule : deux voitures et un van, modestes, déjà usés, presque d’un autre temps, tout comme le bâtiment qui abrite un restaurant, que le grand panneau aux trois enseignes décaties– dont celle d’un supermarché bio – indique comme ouvert. À son sommet, légèrement en berne, trône le triple disque rouge du Sport Light. Des trois établissements, seul le restaurant et sa terrasse sont visibles. Les deux autres s’imaginent hors-champ. La façade de l’édifice, un bloc rectangulaire sommaire et fonctionnel, est sertie de trois arches : une centrale flanquée de deux plus petites. Elles sont rehaussées d’un néon vert-bleu qui en souligne le pourtour, faisant vaguement écho à l’enseigne lumineuse au vert plus vif installée en haut à droite sur la façade et sur laquelle est écrit « RESTAURANT ». La terrasse qui jouxte le bâtiment sur son flanc droit est un ajout plus tardif. En rupture avec la masse imposante du restaurant, elle est clôturée par un muret qu’un motif de quatre colonnettes ouvre à intervalle régulier, dans un jeu de vides et de pleins venu l’animer. L’éclairage public est allumé pour répondre à cette lumière incertaine qui bientôt laissera place au noir de la nuit – à moins que ce ne soit l’aube… La vue est prise légèrement de biais. À droite, sur la route longeant la terrasse du restaurant se devinent quelques bâtiments tout aussi fonctionnels. Un secteur périphérique baigné dans une atmosphère étrange : un présent qui semble déjà passé et dans lequel les humains sont absents alors que tout atteste de leur présence.
La photographie a pour nom Zone commerciale 2 Vallées, 1976 — Givors et fait partie du corpus d’images – infime partie d’un ensemble plus vaste – présenté au Centre photographique d’Île-de-France (Cpif) à Pontault-Combault sous le titre de « La Vallée ». L’exposition est le fruit d’un projet au long cours débuté il y a dix ans par les artistes Nicolas Giraud et Bertrand Stofleth, avec pour point de départ l’envie d’aller voir ce qui se passe entre Lyon et Saint-Étienne, d’arpenter, en croisant leurs pratiques sensiblement différentes de l’image, ce chapelet de villes de moyenne importance qui occupent les vallées reliant la Loire au Rhône. Si elles ont eu leur heure de gloire – le secteur est l’un des berceaux de la révolution industrielle –, elles savent bien que l’on ne se rend plus chez elles par hasard. Explorer ce territoire sans sujet ni thématique prédéfinis en amont, ne pas prendre de direction de travail « pour ne pas s’empêcher de voir ». Le regard est ici le premier outil du duo éphémère. « Nous sommes pétris d’une même culture photographique qui pointe la désindustrialisation et les “suburbs”, et nous prenons plaisir à explorer cela, dans un territoire qui ne nous est pas exotique et duquel nous sommes tous les deux issus », indique Bertrand Stofleth. L’exploration de terrain a défini les limites du projet. « Il s’est focalisé sur la ligne qui relie le Rhône à la Loire en passant par toutes les villes qui la jalonnent : Firminy, Saint-Étienne, Saint-Chamond, Lyon », explique Nicolas Giraud. « Le projet passe en bordure de la vallée du Rhône sans y entrer, parce qu’une bascule s’opère alors ; au-delà de cette limite, les enjeux territoriaux sont différents. Le lien transversal entre les deux cours d’eau et les rapports montagne-fleuve ont également retenu notre attention. » Les éléments qui émergent alors dans le champ visuel sont autant de symptômes d’une histoire dont ils ont eu envie de remonter les fils pour en déployer tous les récits. En réunissant dans le cadre photographique des composants séparés dans le temps, ils produisent une forme d’archéologie visuelle, non pas dans la profondeur du sol mais dans celle de l’image, dévoilant l’accumulation matérielle de l’Histoire. « Chaque image laisse deviner les tensions et les conflits qui veinent le paysage. Aux grands mouvements, empires, révolutions, guerres, ères géologiques ou industrielles, s’opposent des formes et des gestes de résistance, modestes mais tenaces. » Cette réflexion menée en commun se prolonge au Cpif dans deux projets personnels récents. Dans leur démarche respective, « New sites of technology » de Nicolas Giraud et « Recoller la Montagne » de Bertrand Stofleth font écho à « La Vallée ».
Grâce à un dispositif de réalité augmentée, chaque photographie devient une interface qui autorise l’accès à d’autres séries d’images, permettant l’écoute de textes commandés par les deux artistes à différents auteurs, spécialistes de leur domaine, qui déplient l’histoire des lieux. Cette extension virtuelle rend ainsi accessibles les différentes étapes du projet, résultat de dix ans d’arpentage et de relevés. Il s’agit de proposer aux visiteurs des ressources complémentaires, notamment les archives photographiques du projet. Le temps est ici mis en avant autant que l’espace. L’accès à ces éléments se fait néanmoins au sein de l’espace d’exposition et à partir de l’image photographique. L’absence de cartel dans les salles est un choix délibéré qui permet de partir des images. Dans un second temps, d’autres supports sont mis à la disposition de ceux qui le souhaitent.
Vaste projet de captation photographique, « La Vallée » est l’aboutissement d’une longue enquête, commande que les artistes se sont faite à eux-mêmes, visant à produire, dans chaque image et entre elles, une archéologie visuelle de notre modernité à travers la mise en tension des éléments qui forment à la fois le paysage et l’histoire du lieu. Ici, l’ère industrielle dans ses différentes phases. Lorsqu’il parle de « La Vallée », Nicolas Giraud évoque un « relevé des traces et échos de la révolution industrielle dans le paysage ». Au fond, les deux artistes ont une pratique très empirique du territoire.
1 Les premières photographies ont été réalisées fin 2012-début 2013 et les dernières en 2022.
2 Nicolas Giraud & Bertrand Stofleth, rencontre presse, 14 octobre 2022.
3 Pauline Jurado Barroso, Nicolas Giraud et Bertrand Stofleth, « La vallée, une archéologie photographique », Focales [En ligne], 1 | 2017, mis en ligne le 01 juin 2017, http://journals.openedition.org/focales/1377. Consulté le 29 décembre 2022.
4 Ibid.
5 Nicolas Giraud sur son site http://www.ngiraud.com
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Head image : Nicolas Giraud & Bertrand Stofleth, Zone commerciale 2 Vallées, 1976 — Givors
- Publié dans le numéro : 103
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- Du même auteur : 10ème Biennale internationale d'art contemporain de Melle, Jordi Colomer au Frac Corse, Gianni Pettena au Crac Occitanie, Rafaela Lopez au Forum Meyrin, Banks Violette au BPS 22, Charleroi ,
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