r e v i e w s

Marco Godinho aux Tanneries

par Guillaume Lasserre

Marco Godinho
« Un vent permanent à l’intérieur de nous »
Commissariat : Éric Degoutte

Les Tanneries, Centre d’art contemporain, Amilly
Du 28 octobre 2023 au 21 janvier 2024

Première exposition d’un nouveau cycle de trois ans, intitulé « Nos maisons apparentées », la huitième saison artistique des Tanneries, centre d’art contemporain d’Amilly dans le Loiret, s’ouvre en confiant, pour la première fois, la totalité de ses espaces à un seul artiste, en l’occurrence le plasticien lusitano-luxembourgeois Marco Godinho, qui transforme les lieux en « un organisme vivant, une constellation d’œuvres autour de la perception de l’espace et du temps, basées chacune sur des actions performatives autonomes, qui évoquent ensemble un esprit commun, celui d’engager des liens avec la condition humaine et toutes les formes du vivant, avec une croyance animiste et chamanique ». Chaque œuvre correspond à une observation d’un lieu précis, celui des activités dans et autour de sa propre maison, The infinite house. Ainsi, à l’entrée du centre d’art, le chiffre 8, presque imperceptible, remplace le numéro de porte des Tanneries par celui qui indique et localise la maison de l’artiste. Sa position horizontale, rappelant le symbole de l’infini, interroge les lieux de la ville et de ses racines, les élargissant à un domaine d’identification plus universel. Entre espace public et privé, intérieur et extérieur, l’exposition interroge la notion de frontière géographique, philosophique et politique, tout autant que le lien entre l’humain et le reste du vivant. Partant de sa propre expérience de vie nomade – né en 1978 au Portugal, il émigre avec ses parents au Luxembourg en 1987 –, Marco Godinho invite à un voyage intérieur à travers une approche sensible des questions d’exil et de déplacement.

Vue de l’exposition « Un vent permanent à l’intérieur de nous » de Marco Godinho. Photo : Aurélien Mole

La grande halle, où la présence-absence de l’eau est centrale, est habitée par Written by water, impressionnante installation immersive qui rejoue, en l’adaptant, la proposition présentée au pavillon du Luxembourg lors de la Biennale de Venise 2019. Elle prend des allures d’odyssée géopoétique à travers la Méditerranée, berceau de la société moderne, lieu de naissance des récits fondateurs qui sous-tendent notre patrimoine commun, empruntant le chemin inverse des routes migratoires actuelles. Une gigantesque rampe forme une vague métaphorique accueillant environ deux mille carnets que l’artiste a immergés dans différents endroits de la Méditerranée au cours de ses voyages. La double vidéo, présentée au revers de la rampe du bâtiment, suit des mains plongées dans l’eau qui tournent les pages blanches d’un carnet, les imprègnent, les imbibent d’histoires invisibles, devenues indicibles, de fantômes qui peuplent cette mer au bleu chaque jour un peu plus sombre. L’artiste invente une autre façon d’écrire, afin de rendre palpables l’effacement et la disparition dans cette zone du monde tenue à l’abri des regards, devenue l’angle mort de notre propre histoire. Les pages blanches, gondolées par immersion, attendent inlassablement leur scribe. En amont de l’installation, là où la vague est au plus bas, un écran projette la vidéo Left to Their Own Fate (Odyssey), déambulation dans différents lieux de la Méditerranée au cours de laquelle les trois volumes de l’Odyssée d’Homère, considéré comme l’un des textes fondateurs de la civilisation européenne, ont été lus en silence. Les pages arrachées une à une, offertes à la mer, viennent rappeler qu’Ulysse était un migrant forcé à l’exil, devant affronter la violence de la mer.

Le poème See Another Sea,composé de deux cent un vers – soit autant de jours que la durée de la Biennale de Venise 2019 où il était révélé au public, en fragments quotidiens –, est ici scandé en continu par une voix féminine. Chaque vers est un geste d’hospitalité, une invitation au dialogue. Deux cent un t-shirts blancs arborant chacun un vers différent du poème, sont disposés en arc de cercle. À Venise, ils étaient portés par le gardien du pavillon. À Amilly, l’artiste reprend le poème, Un vent permanent à l’intérieur de nous, qui donne son titre à l’exposition, écrit en 2017 et augmenté ici à la durée de présentation aux Tanneries, soit quatre-vingt-six jours.

Vue de l’exposition « Un vent permanent à l’intérieur de nous » de Marco Godinho. Photo : Aurélien Mole

À l’étage, Marco Godinho invite à appréhender de façon singulière l’espace domestique. La verrière abrite le souvenir d’un chantier passé. Depuis 2012, A permanent wind inside us est un environnement qui se construit in situ, à partir des débris récupérés au cours de la rénovation de la maison de l’artiste. « Dans la verrière, la charpente en bois du toit de ma maison est réduite en poussière pour constituer un paysage presque lunaire à arpenter, à traverser, à partager1 », confie-t-il. L’installation est augmentée de bruits résiduels qui, décontextualisés, entraînent le visiteur dans un « itinéraire chanté », une parenthèse suspendue entre ciel et terre. Des traces du geste de démantèlement de la maison sont présentées dans la petite galerie, tandis qu’une poussière orangée, produite en concassant des tuiles provenant de la maison, imprègne une partie du sol de la galerie haute, formant un rectangle dans lequel des mots apparaissent en négatif, page géante d’un livre à l’échelle de l’architecture. Des morceaux de bandes d’emballages en carton sont agencés de telle manière qu’ils dessinent sur le mur un nuage. Tout un univers intime est ici convoqué par l’artiste qui transforme l’exposition en maison secondaire, terre d’accueil pour œuvres nomades. Rappelant les portiques de sécurité, quatre portes, dont il ne reste que les ossatures, se succèdent en enfilade. Elles sont autant de témoignages de la maison déconstruite de Marco Godinho, évoquant l’exil, mais aussi la maison nomade dans laquelle chaque élément du quotidien trouve une traduction poétique et philosophique. 

« Je veux emmener les visiteurs dans des expériences réelles, à partir de gestes simples mais qui portent en eux tout un univers insoupçonné. Des perspectives nouvelles et imaginaires apparaissent alors quand on commence à prendre soin de ce qui nous entoure », déclare Marco Godinho dans l’entretien réalisé pour l’exposition. Aux Tanneries, « Un vent permanent à l’intérieur de nous » invite à parcourir les lieux qui, métamorphosés en espaces sensibles, dessinent une géographie intime, un voyage intérieur qui devient propre à chaque visiteur. À travers cette expérience partagée, l’artiste fissure notre rapport au monde et au vivant pour mieux rendre tangible ce que l’on ne voit pas ou ce qu’on ne veut pas voir. Godinho recompose le familier à l’aide d’un langage poétique et sensible. En faisant appel à tous les sens, l’exposition tente d’approcher la précarité de l’existence et ainsi de nous faire sentir intensément vivants. « Le temps est notre seul complice2 ». 

Vue de l’exposition « Un vent permanent à l’intérieur de nous » de Marco Godinho. Photo : Aurélien Mole

1 Marco Godinho, dernier vers du poème Un vent permanent à l’intérieur de nous, écrit par l’artiste pour son exposition à la progress gallery en 2017.
2 Marco Godinho, note d’intention.

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Head image : Vue de l’exposition « Un vent permanent à l’intérieur de nous » de Marco Godinho. Photo : Aurélien Mole