L’Irrésolue au Frac Ile-de-France
L’Irrésolue, 25.06.23. Frac Ile-de-France, Le Plateau
Commissaire : Anne-Lou Vicente
Avec les œuvres de : Nadia Belerique, Camille Brée, Eléonore Cheneau, Joanna Piotrowska, Leslie Thornton, Céline Vaché-Olivieri
Le texte Lignes de fuite, écrit par Anne-Lou Vicente, qui accompagne l’exposition, nous met sur la piste de l’Irrésolue, esquissant ses contours ondoyants et sa substance fugace. On peut ainsi lire :
« Je reste en suspens je flotte
J’oscille je lis entre les lignes
Je ne m’explique pas
Je ne me résous pas »
Le ton est donné d’une exposition, qui résiste à une explication unique, qui refuse la catégorisation de son propos, de ses œuvres. Au contraire, elle affirme son indétermination, dans les gestes plastiques, dans les mises en espace, pour laisser agir un potentiel fictif débridé, et laisser poindre plusieurs lectures possibles à la surface des œuvres.
Hésitation et vacillation s’approprient les plasticités possibles, des matières ou encore du langage. La série Words of Fire de Céline Vaché-Olivieri, composée d’une cinquantaine de carreaux de céramiques, propose un récit fragmentaire au gré des bribes de phrases en anglais : « Spaces without narration », « Disappearing Act », « Get Out », « Half Truth », « Everything ». Dessinés par la cuisson, les contours des lettres sont flous, les interprétations aussi. Le récit n’a pas de début pas de fin, les carreaux sont disposés aléatoirement les uns à côtés des autres, dans une forme de cadavre-exquis accidentel.
Cette juxtaposition littéraire, se retrouve en image dans le film Jennifer, Where Are You? De Leslie Thornton : rushs publicitaires, écrans noirs, éclats de lumière, images inversées d’une maison, silhouettes humaines … Le tout s’enchaîne sur une musique angoissée, suggérant un danger imminent, et ponctué par la phrase entêtante « Jennifer, Where Are You? ». Les images se dérobent, comme cette petite fille à l’écran qui ne répond pas à la voix masculine impérative, et la tension augmente, jusqu’à ce qu’il soit impossible de se fixer sur un ressenti, une sensation, une image, révélant au passage une forme de construction cinématographique par superposition.
Eléonore Cheneau quant à elle utilise la peinture pour générer cet effet de disparition dans la superposition. Les toiles abstraites qu’elle présente de façon éparse dans l’exposition naissent d’une répétition de gestes : peindre, recouvrir, poncer, polir … Ils s’accumulent, s’annulent à la surface, donnant à voir une indistinction énigmatique de couches, de miroitements. La tranche des châssis aide à remonter le fil et témoigne de la géologie successive des différents gestes, qui ne sauraient pour autant se terminer au moment de l’exposition. En effet, l’artiste travaille et retravaille ses peintures, sans les enfermer dans un résultat final et définitif, une fin qui encore une fois prend la fuite. Disséminées dans l’espace, comme un camouflage, jouant avec les couleurs, les reflets et les reliefs, elles deviennent une sorte de ponctuation indécise, une ligne accidentée en pointillée.
Parfois encore la superposition de gestes se mélange à la soustraction de matière, comme chez Céline Vaché-Olivieri. Dans l’installation Seeing Double, qui nous accueille au début du parcours de l’exposition, des cartons d’emballages sont dépouillés de leur couches. L’artiste vient effeuiller ces objets collectés dans l’espace public, jusqu’à ce qu’il n’en reste une seule épaisseur, qu’elle enduit ensuite d’huile de lin pour lui redonner une tenue. Ainsi rendus fragiles, en frôlant la transparence, parfumant l’espace d’exposition, ils sont détachés de leur fonctionnalité industrielle originelle, mais deviennent les preuves d’un processus de reproduction sériel appliqué pourtant manuellement. Cultivant le mystère qui plane sur l’exposition, ils se jouent des ambiguïté entre intérieur et extérieur, entre contenant et contenu.
Camille Brée prolonge cette expérience ambivalente dans ces deux interventions in-situ, d’où perce une lumière rouge mi-inquiétante, mi-hypnotique qui se fond dans le clair-obscur général de l’exposition. En créant deux ouvertures – seuils, mais pas portes – dans les cimaises de l’espace, elle nous donne à (aperce)voir les espaces liminaux qui nous entourent, eux aussi-habités de flux invisibles, et la projection fantasmagorique de l’hors-champ.
L’invisible ou l’infini petit se dote d’une présence dans l’exposition, la marge devient le centre, notamment dans l’installation SLICE de Nadia Belerique. Au sol sont disposés des pièges à souris transparents, transformés pour l’occasion en des petites habitations miniatures, décorées par des éléments domestiques. Leur quadrillage que l’on voit d’en haut vient perturber non seulement les échelles de ce que l’on peut considérer comme une forme de ville, mais aussi les circulations entre ces chambres-pièges. Au plafond, dix ventilateurs, dont deux restent immobiles, sont programmés pour s’allumer puis s’éteindre selon des boucles répétitives, viennent éclairer l’espace temporairement et agiter pendant leur rotation les voilages des parois vitrées qui donnent sur la rue. L’installation est peuplée des formes d’activité invisible, électrique pour celle qui anime les ventilateurs, ou peut-être animale pour les rongeurs à qui sont destinés ces petites maisons. Tout demeure trouble pourtant dans cette révélation : entre effervescence et immobilisme, entre domesticité et enfermement. Plus loin, des photographies prises dans des zoos suggèrent la dimension carcérale de ces espaces, là où des jouets pour animaux ressemblent étrangement à des instruments de torture. Comme un écho à l’installation SLICE, le film et les photographies de Joanna Piotrowska, brouillent les pistes, entre jeu et contrainte, entre humain et animal.
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Head image : Vue de l’exposition L’Irrésolue avec les œuvres de Joanna Piotrowska. Frac Île-de-France, le Plateau, 2023. Photo Martin Argyroglo
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : Moffat Takadiwa, Stanislas Paruzel à 40mcube, EuroFabrique en Roumanie, June Crespo, Mathilde Rosier et Ana Vaz au CRAC Altkirch, Anne Laure Sacriste,
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