Anne Laure Sacriste
Anne Laure Sacriste, « Le Monde sans les mots »,
CEAAC, 1.4 – 3.9.23
On est porté·e dans l’univers d’Anne Laure Sacriste par une impression de déjà-vu, les contours de ses représentations ne nous sont pas étrangers, évocation vague et énigmatique de références d’histoire de l’art éclectiques : de la première Renaissance italienne à l’art conceptuel américain en passant par le mouvement Arts & Crafts de Grande-Bretagne ou encore par des films comme L’Année dernière à Marienbad ou Blow-Up. Elle convoque picturalement des œuvres, connues et reconnues, dont l’image flotte dans notre inconscient collectif, mais n’en conserve que des détails, choisissant des cadrages resserrés qui évacuent les marqueurs d’identifications possibles. On ne reconnaîtra sans doute pas, à première vue, le jardin en fond de L’Annonciation de Fra Angelico ou encore le buste de Lucrèce de Cranach l’Ancien, mais une fois le modèle révélé cela paraîtra évident. Les œuvres choisies ont été vues par l’artiste, en vrai, et pas seulement sur Internet ou dans les livres d’histoire de l’art. Elle les copie, en essayant chaque fois de s’immiscer dans le cerveau des créateurs pour remonter jusqu’aux origines des images et de leur pouvoir d’affirmation. Influencée par sa connaissance technique de la gravure, elle interroge par la peinture les conditions d’apparition, d’enregistrement puis de reproduction d’une image. L’installation au sol, au centre de l’espace, mélange dans un damier des plaques de cuivre – appelées plaques enregistreuses par l’artiste, puisque par réactions chimiques elles enregistrent tous ses contacts – et des tapis de yoga, sur lesquels le corps dépose son empreinte dans la mousse. Autour, les peintures présentées dans l’exposition sont des répétitions de mêmes détails d’une œuvre de référence, pourtant chaque fois reprise selon des cadrages différents. Par fragments, il semble alors que l’on voyage dans l’arrière-plan végétal de L’Annonciation, de point de vue en point de vue, par zoom avant et zoom arrière, comme si nous parcourions ce jardin d’Éden. Le jeu autour du cadrage ne se limite pas à la représentation figurative, mais s’accompagne parfois à même la toile d’éléments propres au cadrage comme des bandes blanches ou noires, sur le diptyque Twins par exemple, où le mur blanc d’accrochage semble se prolonger sur la peinture. Là où le cadrage concentre l’œil sur des détails, la peinture d’Anne Laure Sacriste n’en est pas moins un élargissement de la peinture, par des extractions et des transpositions. L’œuvre Sans titre, de petit format, se retrouve ainsi élargie par trois grandes toiles, chacune reprenant un élément du premier tableau : ici, le motif végétal répété en série comme un papier peint et travaillé par des noirs opalins, là, les couleurs se retrouvent projetées et abstractisées en bandes, et, au centre, un écran noir de respiration et de décharge visuelle. Cette extraction se poursuit aussi dans des sculptures dites de « gravité », qui assemblent ruban, cuivre et bois, tiennent en équilibre et reprennent les lignes de compositions picturales des tableaux tout en s’en autonomisant. Enfin, certaines toiles servent aussi de contrepoints à d’autres, et ce sont alors les composantes matérielles mêmes de la peinture que l’artiste vient apposer à la manière d’une peinture gestuelle, en nettoyant ses pinceaux. Cette diversité de formes et de représentations constitue en elle-même une composition, un langage cryptique qui assume d’être esthétique et contemplatif.
L’espace d’exposition rentre d’ailleurs pleinement dans cette composition, dans une partition qui devient commune. Le pavement au sol, qui n’est pas sans rappeler ceux des tableaux italiens de la Renaissance ouvrant la perspective, reprend par homothétie le découpage de la coursive supérieure, transformée en une plateforme d’observation. La longueur vitrée du premier étage est séquencée par des interventions en verre, coloré et noir, qui n’attirent pas le regard vers l’extérieur, mais le renvoient précisément vers l’intérieur, comme des vitraux condamnés. Les matériaux utilisés par l’artiste, comme le cuivre et le bois, sont les prolongements de ce qu’elle a observé dans l’espace et ses caractéristiques architecturales, générant ainsi une gamme chromatique homogène. Plus encore, les dispositions d’accrochage, minutieusement choisies, révèlent les détails végétaux des colonnes, des perspectives et des angles comme autant de seuils qui construisent la vision, comme sur ses inspirations Renaissance. Une chouette empaillée pourrait même s’être échappée du plafond peint, vigie surveillant alors l’exposition de son perchoir, une corniche intérieure. Les entrelacs en fer forgé des escaliers se retrouvent quant à eux sur le motif de l’habit de la figure androgyne de Twins. La mise en valeur du lieu répond à cette même attention portée aux détails qui se jouent à la surface des toiles, et les deux conjuguées invitent alors à une expérience de visite volontairement ralentie, qui se propose comme alternative possible à la surconsommation des images. Par exemple sur la coursive, le peu de recul disponible offre un face-à-face intime avec les petits formats peints. Les œuvres sont dotées d’une puissante capacité d’absorption de l’œil et de l’attention, renforcée par l’utilisation de toutes les potentialités du noir. Il sert d’abord de fond à chacune des peintures, se retrouve ensuite dans les motifs, devient parfois écran sur la toile ou sur les fenêtres. Il faut y déceler des nuances, des intensités, y traquer le fil de graphite qui esquisse des lotus japonais étiolés sur la série de dessins sur Canson noir ou encore percevoir, à travers sa fusion avec des pigments iridescents, les motifs réalisés à la main d’un papier peint de William Morris. Tour à tour brillant, mat, opaque, transparent, réfléchissant, il dicte les déplacements du corps pour mieux dévoiler l’image par bribes. À l’instar du couple de tortues en céramique, l’une brillante et émaillée, Adam, l’autre en terre noire et oxyde de cuivre, Ève, notre perception visuelle hésite et oscille, mise à l’épreuve par une tentative de compréhension du monde libérée du langage, de déchiffrement de « ce que l’on ne voit pas » pour reprendre un vers du poème de Tamura Ryûichi qui donne son titre à l’exposition.
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Head image : Anne Laure Sacriste, Le Monde sans les mots, vue d’exposition, CEAAC © Adagp, Paris, 2023. Photo : Émilie Vialet.
- Publié dans le numéro : 106
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- Du même auteur : Moffat Takadiwa, Stanislas Paruzel à 40mcube, EuroFabrique en Roumanie, June Crespo, Mathilde Rosier et Ana Vaz au CRAC Altkirch, 25e Biennale d'art contemporain de Sélestat,
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