Les 40 ans du Frac MÉCA à Bordeaux
« Parler avec elles », exposition-anniversaire – 40 ans des Frac,
Frac Nouvelle-Aquitaine, MÉCA, Bordeaux,
14 octobre 2023-3 mars 2024
Pour son exposition anniversaire des 40 ans des vingt-deux Frac du territoire, le Frac MÉCA a choisi de mettre en avant les œuvres de sa collection (plus quelques autres) qui ont la particularité de devoir être prises en charge par d’autres personnes que l’artiste pour être effectives. Ce sont des œuvres qui empruntent aux arts de la performance et de la scène – avant tout la musique et ses partitions à interpréter – leur modalité d’existence. Elles sont « pluri-occurentielles », comme l’écrit Michel Gauthier, citant Gérard Genette, dans un texte sur les remakes en art, où il fait remonter cette pratique aux trois propositions formulées en 1969 par Lawrence Weiner, qui donnent la possibilité à une pièce d’être incarnée en plusieurs formes (ou aucune).
Pour l’organisation de cette exposition, le Frac a invité Émilie Parendeau, artiste dont la pratique consiste justement en l’activation d’œuvres d’autres artistes. Ce qui ne revient pas tout à fait à dire que le commissariat de l’exposition est assuré par une artiste. La démarche est plus singulière. Si elle relève bien du domaine du « commissariat-d’exposition-artiste » et de l’« exposition-métaœuvre », elle ajoute un niveau de complexité, et d’art, à la voie ouverte par Weiner. Émilie Parendeau a beaucoup travaillé avec Claude Rutault, dont elle a, depuis plusieurs années, activé de nombreuses pièces, et quelques-unes ici. Car la peinture de Rutault est plus conceptuelle qu’on ne le pense parfois : elle obéit à des consignes à interpréter, des « définitions/méthodes », comme il les appelait (six cent cinquante-sept ont été rassemblées dans un ouvrage publié en 2016). Il en est ainsi de Transit, œuvre de 1983 décrite dans la trois cent quatre-vingt-neuvième définition/méthode, comme de l’ensemble des toiles (autour de mille sept cents) qui ont été exposées et qui sont revenues à l’atelier, pouvant être exposées de nouveau, mais comme un tout, comme « une histoire illisible, l’histoire de l’œuvre », dit le protocole…, le plus intéressant étant la liberté laissée à la personne qui prend en charge son installation. Dans l’exposition « Parler avec elles », les toiles de Transit sont présentées de manière à ce que l’on perçoive l’épaisseur de leur accumulation les unes contre les autres, le long d’une grande cimaise interrompue par une ouverture qui permet de passer au milieu. Leur densité historique devient physiquement perceptible et amène à porter un regard chargé d’histoires sur les œuvres alentour. Transit nous conduit notamment au fond de la salle vers un tableau de décompte de Roman Opalka, qui ajoute une certaine mélancolie : l’exposition est aussi un hommage à Rutault, décédé en 2022.
L’activation des œuvres passe aussi par des jeux de miroirs et de reflets, certaines pièces exposées déployant des surfaces réfléchissantes. En déambulant, chacun·e découvre pour soi-même des points de vue étonnants. Par exemple, Transit se reflète, déformée, dans une sculpture de feuilles d’acier de Stéphane Daflon et une composition de miroirs brisés d’Heimo Zebernig. Ainsi, l’œuvre semble nous encercler dans de multiples versions distordues ou déconstruites. Une autre peinture de Rutault se reflète dans une œuvre-miroir, mais produisant cette fois un effet différent : à continuer, ensemble de toiles, dont forcément une a un format carré, une autre est ronde et une autre est triangulaire, peintes ici en violet, peut être regardé par le biais de son image dans La Colombe, Le Centaure et La Vierge de Nicolas Milhé, trois miroirs percés de judas dispersés tels des constellations, dans la visée desquels on se sent regardeur·euse, regardé·e, happé·e dans un (doux) piège visuel. Plus loin, même la Furniture sculpture de John Armleder, de la collection du Frac, composée de deux stores comme deux tableaux abstraits encadrant un canapé, tous trois argentés, participe de ce jeu de reflets.
Enfin, d’autres pièces ont leur mode d’activation propre. C’est par exemple l’installation de Joël Hubaut, CLOM TROK (blanc) de 1999 : une collection d’objets blancs qui peuvent, lors de séances de troc, être remplacés par d’autres objets blancs. Par conséquent, l’œuvre évolue au fil de ses expositions et finit par n’être plus jamais la même. Ou encore une installation de Delphine Reist, réalisée à l’invitation d’Émilie Parendeau – que l’on perçoit peu à peu en comprenant qu’il ne s’agit en rien d’un impair commis par le personnel : des rouleaux de peintres ayant manifestement servi à tracer des lignes jaunes en haut et sur la tranche des cimaises sont déposés à leur pied, comme si le régisseur était parti précipitamment sans finir son travail ; ailleurs, dans l’espace, des produits de ménage et des outils (perceuses, visseuses, avec leur fil électrique qui pend dans le vide) ont l’air d’avoir été oubliés par quelques têtes de linotte. En réalité, cette œuvre rend présentes dans l’exposition les coulisses de toute exposition. Intitulée Cimaises, elle peut être contemplée dans son ensemble, depuis les baies vitrées jusqu’à l’étage supérieur du bâtiment. Enfin, après avoir fait le tour des salles, il faut vraiment prévoir un temps supplémentaire, car d’autres pièces ne sont pas là, mais dispersées dans des boutiques à Bordeaux. Émilie Parendeau a convié Florence Jung à faire une proposition qui a pris la forme d’une « rétrospective » dispersée et dispensée par des commerçant·es complices. En effet, vous pouvez aller chez un disquaire, un caviste, une libraire (la liste des adresses est à prendre avec le livret de l’exposition) et demander l’œuvre de Florence Jung : la personne vous racontera la rencontre potentielle de deux êtres apparemment faits l’un pour l’autre, l’enlèvement d’une partie du public par l’artiste au cours d’un vernissage ou le prêt pour quelques jours d’une fausse montre Rolex… Ainsi, vous atteindrez le comble de l’œuvre à prendre en charge pour la faire exister, une œuvre qui se colporte de bouche à oreille, en discutant sympathiquement avec un·e inconnu·e d’une certaine Florence dont vous suivez la trace, à propos d’une œuvre qu’il faut s’imaginer. On se sent soi-même un peu artiste.
1 Michel Gauthier, Saâdane Afif : Saturne et les remakes, Paris, M19, 2010, p. 22-24.
Michel Gauthier fait remarquer que, des trois propositions de Weiner, on a surtout retenu la possibilité de ne pas réaliser l’œuvre, c’est-à-dire de la laisser en l’état d’énoncé, alors que plus globalement il invente une œuvre ouverte à des formes pensées par d’autres. Cela signifie que l’artiste n’est plus l’auteur·ice exclusif·ve de son œuvre.
2 Claude Rutault, Dé-finitions/méthodes – 1973-2016, Genève, MAMCO, 2016.
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Head image : Exposition « Parler avec elles » conçue par Emilie Parendeau – exposition anniversaire 40 ans du Frac. Jusqu’au 3 mars 2024 au Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA, Bordeaux. Crédit photo : Grégoire Grange
- Publié dans le numéro : 107
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- Du même auteur : Gontierama à Château-Gontier, Alias au M Museum, Leuven, mountaincutters à La Chaufferie - galerie de la HEAR, Lacan, l’exposition au Centre Pompidou Metz, Jérôme Zonder au Casino Luxembourg,
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