r e v i e w s

Anna Tuori chez Suzanne Tarasieve

par Sarah Matia Pasqualetti

Anna Tuori : En appelant l’avenir à revenir

Le titre En appelant l’avenir à revenir, pose d’emblée la question du temps, du retour d’un avenir qui est déjà passé, et nous introduit dans le monde contradictoire et ambivalent d’Anna Tuori. Pour sa troisième exposition personnelle à la Galerie Suzanne Tarasieve, l’artiste finlandaise a conçu une curieuse scénographie : grâce au gazon synthétique vert qui recouvre la plupart du sol, on a l’impression de rentrer dans un jardin d’été, ponctué ici par un jeu d’enfants de forme cubique, là-bas par un ottoman où le public est invité à prendre le temps d’observer les tableaux.

Dans Ce qui se voit ne s’entend pas, 2016-2022, le « pas » n’est pas seulement celui de la négation mais aussi celui de l’action : le pas d’un pied qui craque des feuilles dont nous n’entendons effectivement pas le bruit. Pourtant, il y a bien un bruit, plutôt inhabituel à entendre dans un lieu d’exposition, celui de nos propres pas sur le tapis de pelouse, qui accompagne acoustiquement la visite et qui s’alterne par endroits au gris traditionnel du sol de la galerie. On comprend aussitôt l’envie de l’artiste de casser les codes et de créer une ambiance accueillante pour la réception de ses œuvres. 

  Ce qui se voit ne s’entend pas, 2016-2022
Courtesy de l’artiste et Galerie Suzanne Tarasieve, Paris. Photo : Rebecca Fanuele

En continuité avec son exposition précédente dans ces mêmes lieux, en 2020, on retrouve dès la première salle, un « marcheur sans tête », qui reprend une série de peintures où la tête des personnages était coupée par le cadrage. Seulement somnambule II, 2021, touche aux thèmes de l’accélération de la vie quotidienne et des gestes ordinaires (1) – comme celui de marcher – auxquels on ne pose pas trop d’attention ou pour lesquels le corps semble bouger tout seul lorsque la tête est (ici littéralement) ailleurs. « Courir à tête perdue » est en effet une expression figurée qu’en finnois décrive un mouvement précipité (2) : les actions sont plus rapides que la pensée et l’élan cinétique déborde le domaine de la réflexion. 

 Seulement somnambule II, 2021
Courtesy de l’artiste et Galerie Suzanne Tarasieve, Paris. Photo : Rebecca Fanuele

En plus de celui du mouvement, cette œuvre présente d’autres thèmes et motifs récurrents dans le travail de l’artiste. Comme par exemple celui du pied qui marche sur une flaque d’eau, souvent en liaison avec des éléments végétaux qui semblent pousser sur ou grâce à lui ; ou celui de mains distraites tenant des clopes allumées, dont les tracées de la fumée se mélangent aux « multiples traits cinétiques qui parcourent les toiles d’Anna Tuori, sortes de graphèmes d’énergie qui évoquent une force ou un mouvement et mettent le regard en circulation. » (3)

Dans la plupart des peintures de l’artiste, il y a des corps sans organes et organes sans corps, des corps démembrés – notamment sans tête – ou des membres sans corps : des bras, des pieds, des jambes qui font intrusion dans l’espace pictural, pour annoncer quelqu’un qui arrive mais qui n’est pas encore là, ou alors des mains qui indiquent quelque chose ou une direction. 

Et puis il y a des yeux. Des yeux qui se déplacent, qui ne sont jamais à leur place ou au même endroit, qui finissent par se positionner sur le dos ou les fesses des personnages représentés. Ces yeux posent la question du regard tout en écartant celle de la place ; car la question de la « bonne place » n’est pas pertinente : ni les regards, ni les gestes – car le regard est bien un geste – ont une place fixe. Établir des places pérennes signifie désensibiliser le sensible et le visible ; c’est au contraire dans le mouvement que l’émotion et les affects peuvent surgir. Comme le disait Erwin Straus (4), le sentir est d’abord un « se mouvoir » et en même temps un « s’émouvoir ». Cette relation entre sensation et mouvement semble fondamentale dans la peinture d’Anna Tuori.

Ses personnages se meuvent et s’émeuvent, ils migrent et transitent, ils ont des mouvements rapides et tendus entre un « déjà plus ici » eu le « bientôt là-bas ». Leurs agitations et leurs névroses s’éparpillent et se déplacent comme les gestes énergétiques des traits qui les composent. Ces toiles actives, vibrantes, vivantes, « remuantes » (5), les peignent pour que l’on puisse, au même moment, les voir de l’intérieur et de l’extérieur.

Pour montrer les atmosphères impermanentes et évanescentes qui entourent ces figures fuyantes, prises dans leurs propres impasses, l’artiste utilise parfois des couleurs qui ressemblent à des aquarelles, en édulcorant la netteté des images et en les empêchant de se fixer sur la toile. Les figures glissent sur la surface de cette dernière en y laissant les traces de leur passage. Dans ces passages à la limite, le sens aussi glisse : sur la toile, il n’y a pas de hiérarchie entre les couleurs, les mots, les traces des gestes picturaux, les figures humaines, animales, végétales, les glyphes, les taches, les écritures qui se transforment en gribouillis, index et virgules, les touches fragiles ou fortes du pinceau… L’artiste étudie les relations et les dynamismes entre ces éléments, dont la signifiance excède la dimension du langage. 

Comme la réalité n’est ni constante, ni régulière, ni stable, la rapidité et les paradoxes qui habitent les peintures d’Anna Tuori semblent être les instruments les plus appropriés pour essayer, non pas de la saisir, mais de composer avec elle. Si ses œuvres plus anciennes mettaient en place des paysages imaginaires faisant appel à une certaine évasion de la réalité, c’est bien dans les enjeux entre réel et imaginaire qui se déroule maintient la production de l’artiste. Cette dernière a le sentiment que la réalité soit souvent trop horrible ou trop bizarre pour être vraiment comprise, et donc l’imaginaire, la fiction et les rêves sont des bons moyens pour y faire face ou pour tenter de s’y approcher.

Elle peint des états d’âme qui sont tristes et drôles en même temps, des ambiances familières et étranges à la fois, des situations où l’on pourrait se sentir en sécurité mais aussi avoir peur. Comme l’inconscient, la peinture d’Anna Tuori ne répond pas au principe de non contradiction, ni à celui du tiers exclu. Ses œuvres nous parlent de la possibilité de ressentir des émotions contraires au même moment : il ne s’agit pas de l’harmonieuse coïncidence des opposés, mais des agitations existentielles qui nous bouleversent et de notre façon variable, toujours partielle et située, de voir le monde en fonction de notre humeur. 

Dans les deux tableaux Les feux de l’été (En appelant l’avenir à revenir), 2023, les corps vont dans une direction alors que les mains nous en indiquent une autre. Ici le « sens » se trouve à la limite entre le directionnel et le sensible. Le quotidien est saturé de contradictions et nos actions ne vont pas toujours dans la direction que nos valeurs (éthiques, écologiques, politiques…) nous auraient imposée.

Les feux de l’été (En appelant l’avenir à revenir) I, 2023
Courtesy de l’artiste et Galerie Suzanne Tarasieve, Paris. Photo : Rebecca Fanuele

Dans des œuvres comme Les lettres jamais envoyées, 2022, c’est le thème de l’adresse qui se matérialise. Les lignes de mise en tension de l’espace-temps de ce tableau abstrait (mais quel tableau d’Anna Tuori ne l’est pas ?) évoquent ces adresses ratées, coupées, imaginaires, faite pour l’autre mais dans lesquelles on se retrouve qu’avec soi-même. Les deux toiles juxtaposées renvoient bien au dispositif de l’échange épistolaire, sauf que les lignes censées connecter les deux côtés se déforment, se courbent et s’arrêtent, tout comme les messages qu’elles devraient véhiculer. 

Les lettres jamais envoyées, 2022
Courtesy de l’artiste et Galerie Suzanne Tarasieve, Paris. Photo : Rebecca Fanuele

Dans le monde d’Anna Tuori, même les cadres perdent leur fonction originaire. En réponse à tous ses tableaux sans cadres, l’artiste a placé dans l’espace d’exposition des cadres sans tableaux. Installés au milieu de la salle, ils créent un jeu de perspective et invitent le public à se glisser entre l’un et l’autre, à sortir et rentrer de leur fixité, en créant un parallèle étrange avec les personnages qui entrent et sortent de l’espace picturale des œuvres.

Dans la section ouverte par la suite de cadres, une série de tableaux poursuit des variations autour du thème de la mise en scène. Les images sont composées en guise de scènes théâtrales sauf que l’action semble se dérouler ailleurs que dans l’espace scénique, où figurent seulement des éléments fuyants et passagers. Les jambes qui sortent des coulisses font signe vers une arrière-scène ou vers un espace extra-pictural, dont l’on peut apercevoir que quelques éléments, ici des bouts de mots, là-bas le sommet de la tête d’un cheval.

Les œuvres Lucas et Klaus, 2023 et Klaus et Lucas (lettres volées), 2023, se réfèrent à la trilogie de romans d’Agota Kristof (6), qui traite de la division de l’Europe à l’époque du rideau de fer et de la séparation douloureuse de deux frères. Imaginaire et réalité s’enchevêtrent encore une fois grâce aux ruses du roman et du théâtre.

L’exposition se termine dans une dernière pièce peinte en rose ancien par l’artiste. À des endroits, des motifs qui rappellent du papier peint sont visibles, comme des traces de ce qui aurait pu précéder cette exposition. La peinture de l’artiste ne s’inscrit pas dans un espace vierge, mais vient se poser sur quelque chose qui y était auparavant. Avec l’idée que « rien ne vient de rien » – comme suggère le titre d’un tableau de cette salle, Été et fumées (ex nihilo nihil fit), 2023 – Anna Tuori convoque tout l’héritage et l’histoire de la peinture. Cependant, il y a aussi des influences ponctuelles que l’on peut identifier dans son travail, comme par exemple celle de Suzanne Valadon ou de Philip Guston. 

 Été et fumées (ex nihilo nihil fit), 2023
Courtesy de l’artiste et Galerie Suzanne Tarasieve, Paris. Photo : Rebecca Fanuele

Enfin, un tout petit espace construit dans l’intimité de trois murs, abrite les images de choses qui ont disparu : pas seulement des bâtiments, mais aussi des espèces d’oiseaux et de plantes. Ces disparitions font référence aux crises politiques et écologiques en cours, mais cette petite niche funéraire rappelle aussi la possibilité de la peinture d’évoquer et de faire renaitre ce qui n’existe plus, de façon anachronique, inactuelle, toujours différée.

Avec ses peintures un peu tristes et un peu drôles, qui font signe vers les marques du passé, vers ce qui reste encore et ce qui n’est plus là, Anna Tuori nous invite à regarder avec humour la complexité du réel et les anxiétés de la vie quotidienne – avec ses dénis, ses traumas, ses conflits, ses accélérations, ses décalages et ses empêchements – et à nous rapprocher ainsi des pertes et des peurs et qui nous habitent.

  1. Les enjeux esthétiques autour des gestes ordinaires font l’objet de la recherche de Barbara Formis (voir son ouvrage Esthétique de la vie ordinaire, Paris, PUF, 2010).
  2. Comme le fait remarquer Altti Kuusamo dans « Anna Tuori – le corps de la peinture en quête de membres », in Anna Tuori, catalogue de l’exposition Never Seen a Bag Exploding, Galerie Suzanne Tarasieve, Verona Libri, 2020, p. 9.  
  3. Elora Weill-Engerer, communiqué de presse de l’exposition En appelant l’avenir à revenir, Galerie Suzanne Tarasieve, 2024.
  4. Erwin Straus, Du sens des sens, Contribution à l’étude des fondements de la psychologie [1935], traduit de l’allemand par Georges Thinès et Jean-Pierre Legrand, Million, Grenoble, 2000.
  5. Jurriaan Benschop, « Restless figures », dans Why Paintings Work, Garret Publications, Helsinki, 2023, p. 71.  
  6. Agota Kristof, La Trilogie des jumeaux : Le Grand Cahier [1986] ; La Preuve [1988] ; Le Troisième Mensonge [1991], éditions du Seuil, Paris, 1991

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Head image : Vue de l’exposition En appelant l’avenir à revenir, 2024
Courtesy de l’artiste et Galerie Suzanne Tarasieve, Paris. Photo : Rebecca Fanuele


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