r e v i e w s

Antoine Donzeaud à la galerie Spiaggia Libera

par Sarah Matia Pasqualetti

Rien sans peine est une exposition qui s’articule autour de plusieurs sens du mot « peine ». Une peine qui n’est pas la douleur ou la dépression, mais cette gêne de l’âme qui nous accompagne dans le quotidien et avec laquelle il faut apprendre à vivre. 

Celle du chagrin – « la peine d’amour » – ou celle de l’inquiétude qu’on éprouve pour quelque chose ou quelqu’un – « se mettre en peine ». Celle des difficultés épuisantes – « avoir de la peine » – liées à l’affliction morale ou à la malaisance physique. Celle du ratage – « en être pour sa peine » – et des efforts qui restent sans résultat, mais aussi de ceux qui sont requis par tout travail – « se donner la peine » – demandant de la persévérance.

Antoine Donzeaud n’esthétise pas la tristesse, mais tente plutôt de nous la faire toucher, de la faire vivre et la faire circuler, dans le partage d’états émotionnels liés à la perte, à l’absence, à la nostalgie, à la détresse ou à la fatigue.

Ses œuvres sont des alcôves mélancoliques qui se composent de récits suspendus, découpés, recomposés… cette narrativité fragmentaire, rendant possible une prise de distance par rapport au pathos émotif, ne raconte pas une ou des histoires, mais plutôt des affects ; elle est vouée à faire passer – sans vouloir le dépasser – un sentiment intime de tristesse, que l’empathie nous permet de compatir. 

Le monde d’Antoine Donzeaud, fait de lits vides et d’écrans remplis par la vie humaine, matérialise un état d’esprit partagé qui nous traverse en profondeur. Il rend palpable l’évanescence d’un sentiment, il le fixe dans des images-souvenirs qui mélangent ses propres vécus à ceux d’autres personnes : toujours incarnée dans une figure ou une situation, la mélancholie n’est jamais dépersonnalisée dans ses œuvres, bien qu’elle assume à chaque fois un visage différent.

Donzeaud traite les images au pair des autres matériaux (les bâches, les structures métalliques, les châssis ou les chutes de bois), en les empruntant pour les réutiliser et les aménager dans des compositions différentes. Les images prélevées dans la rue ou dans son quotidien se mêlent aux vidéos glanées sur internet, dans des œuvres qui donnent plus d’importance à la façon de réaménager des espaces et de remployer des formes qu’à en inventer des nouvelles. Dans son langage artistique, cette tendance Post-Internet se nourrit d’éléments d’art urbain, comme le graffiti ou l’affichage publicitaire.

L’exposition s’ouvre en effet avec une sérigraphie imprimée sur une bâche publicitaire, installée sur une structure métallique empruntée aux panneaux d’affichage. 

La surface courbée agence l’espace de la galerie et dévoile d’emblée l’intérêt de l’artiste pour les éléments architecturaux, qui ne se manifeste pas seulement dans l’attention aux structures de construction mais aussi dans la prise en compte des déplacements du public et de ses relations proxémiques avec les œuvres.

Sans titre (deux chambres), est iconique de la démarche de Donzeaud dans sa façon de déplacer l’espace personnel dans le champ public : bien que le support soit issu du paysage urbain, extérieur, les deux images sérigraphiées montrent des endroits privés, intérieurs. 

Il s’agit de deux bords de lits défaits appartenant, l’un, à la chambre de l’artiste dans la maison de ses grands-parents, l’autre, à une chambre où il a passé une nuit pendant ses études. Les deux photographies instaurent ainsi une divergence entre un lieu connu et familier, où les souvenirs et les affects se superposent à l’image, et une pièce dont l’artiste se rappelle à peine et pour laquelle c’est l’image elle-même qui fait office de souvenir.

Dans le dévoilement de ces espaces privés, vécus par l’artiste, « l’espace du dedans » et celui du dehors se rejoignent, public et privé se confondent, personnel et collectif se mélangent. 

Sans titre (Mucha), 2024, peinture acrylique et aérosol sur PVC, aluminium, métal, 425 x 220 cm
Suspended stories (la distance entre nous), 2024, peinture sur bâche, structure métallique, 303 x 205 cm
Fuck la flemme, 2024, Vidéo, couleur, son 4min11sec
« rien sans peine », spiaggia libera, Paris, France, 2024. Photo © Aurélien Mole

Il en va de même pour les tableaux de la série La vie normale, où les récits personnels et l’esthétique urbaine se rencontrent sur un assemblage de bâches, installées comme des toiles sur les châssis, dont elles laissent entrevoir la structure.

Cette dernière, souvent visible dans les œuvres de Donzeaud, sert à la fois de délimitation et de support aux images, évoquant les procédés formels du groupe Support/Surface. L’artiste considère en effet l’ensemble « mis à nus » du châssis et de la toile en tant qu’éléments sculpturaux, mais c’est bien dans un « ailleurs » émotionnel, auquel ses œuvres renvoient, qu’il s’éloigne des propos du mouvement.

Ainsi, dans Suspended stories, les jeux de superpositions et transparences sont augmentés par les différentes textures et l’abstraction des traits de peinture. Mais sur les bâches sont également peints des visages stylisés qui pleurent et hurlent. Ces histoires suspendues au plafond – dont la continuité initiale a été séparée par la structure métallique quadrillée – deviennent le récit de distances, de la distance entre nous.

L’espace, déjà bien étroit à cet endroit de la galerie, est rendu encore plus intime par cette proximité avec le faux-plafond. Une intimité similaire se crée dans le rapport avec les six peintures sur bois de la salle suivante, dont le petit format invite à s’y rapprocher pour découvrir d’autres figures et interjections liées à la tristesse et au désespoir.

Dans le coin de cette niche crée entre les œuvres, la vidéo Fuck la flemme reprend le thème de l’exposition de l’intime.  Le montage est issu d’un mélange de captations personnelles et de vidéos puisées par l’artiste sur les réseaux sociaux : celle d’un jeune homme qui parle de son travail, celle d’un groupe de personnes en mono-costume, celle d’une femme dans le siège arrière d’une voiture, celle d’une jeune femme silencieuse dont le visage déborde d’émotions.
À ces échantillons de vie intime l’artiste a ajouté une bande son et, en sous-titre, ses propos autour du travail de création artistique, de l’envie et de la flemme, du chaos et du vide. 

Les vidéos de Donzeaud témoignent de cette modalité 2.0 de gestion de la solitude par l’exposition de territoires intimes et d’expériences personnelles, qui fait appel à l’empathie de personnes inconnues. 
Le psychologue Serge Tisseron utilise à ce propos le terme d’extimité (en reprenant ce mot lacanien pour en faire toute autre chose) pour décrire le processus par lequel des fragments du soi intime sont proposés au regard d’autrui afin d’être validés. Dans les réseaux sociaux, le désir d’extimité court-circuite la sphère privée du cercle des proches en faisant passer d’emblée l’intimité dans la sphère publique.

Donzeaud explore ainsi les émotions de ces solitudes partagées, qui se rencontrent sur un écran et tentent de sortir de l’isolement à travers des liens fantasmés.

Avec une sorte de mise en abime de la monstration, l’artiste transpose dans la galerie ces fragments intimes destinés à une diffusion virtuelle, en explorant des possibles sens contemporains de la notion de ready-made et des porosités entre l’art et la vie.

rien sans peine, 2024, peinture acrylique et aérosol sur PVC, aluminium, métal.
Le renard, 2024, huile sur bois, 21 x 26 cm.
SOB avec des flammes, 2024, huile sur bois, 15 x 20 cm.
« rien sans peine », spiaggia libera, Paris, France, 2024. Photo © Aurélien Mole

En prolongeant la courbe dessinée par Sans titre (deux chambres), un rideau en PVC blanc se déploie sur le bord de la galerie, selon une trajectoire ondulée qui structure l’espace de la visite et accompagne le public jusqu’à la fin de l’exposition. La continuité avec la première installation est également donnée par la reprise visuelle des lattes du store californien (un leitmotiv de l’artiste) : présent dans l’une des chambres sérigraphiées, le store est réévoqué par les découpes verticales du rideau.

Ce seuil osmotique est à la fois une frontière délimitant un espace et une invitation à la traverser, une séparation qui pourtant ouvre vers ce qu’elle laisse entrevoir. 

Les découpages matériels et spatiaux de ce cloison perméable se divisent en deux œuvres. Dans la première, Sans titre (Mucha), les coupures du rideau croisent les lignes enchevêtrées que l’artiste a tracées au préalable avec de la peinture bleue, en créant des fractures et des discontinuités.

Dans la deuxième, rien sans peine, le titre de l’œuvre est tagué sur la toile-bâche. C’est bien dans ce tag que les deux univers de référence de l’artiste se rejoignent, au croisement entre les tags des réseaux sociaux et ceux de l’art urbain. Puisque ces derniers sont considérés du « vandalisme » et de la « dégradation volontaire », la fin de cette exposition à la Galerie Spiaggia Libera pourrait nous faire réfléchir à un ultérieur sens du mot « peine » : celui des sanctions infligées par la loi. 

Ce qui pourrait nous aider à sortir de nos peines (émotionnelles) entrainerait alors d’autres types de peine (celle du travail ou celle de la loi). Quoi qu’il en soit, rien sans peine.


Head image : Sans titre (deux chambres), 2024, bâche, métal, 213 x 414 cm.
Courtesy the artist & spiaggia libera, Paris. Photo © Aurélien Mole


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