r e v i e w s

Laurent Grasso

par Daphne Le Sergent

Laurent Grasso par Daphné Le sergent

La notion de dispositif artistique est aujourd’hui monnaie courante dans la doxa de l’art actuel. Au cours des années 80, elle a peu a peu remplacé celle de l’installation. L’installation désignait plutôt une œuvre in situ. Le dispositif procède lui aussi d’un éparpillement des éléments dans l’espace d’exposition mais se présente comme agencement de fragments qui, en renvoyant à la société, trament un discours critique vis-à-vis d’elle. Se pose alors la question de l’enchaînement de ce dispositif à d’autres dispositifs : textuel où la notice sur l’œuvre vient en prolonger la lecture, muséal lorsque les pièces « dialoguent » les unes avec les autres.

C’est à cette conception de l’œuvre que répond le travail d’artistes comme Laurent Grasso ou encore Loris Gréaud. Pour Laurent Grasso l’exposition se pense dans une imbrication des différentes pièces entre elles : Magnetic Palace, 2007, à l’IAC de Villeurbanne, faisait résonner les différentes dimensions contenues dans les œuvres par un jeu de correspondances formelles ; Neurocinema, 2008, à Istanbul, joue avec le feuilletage de projections vidéos sur des parois parallèles ; Time Dust, 2008, à la galerie Chez Valentin, fait intervenir le changement d’échelle d’une sphère géodésique blanche, à la fois présente comme sculpture, 525, de laquelle émanent des rayons lumineux, comme maquette en référence à un programme de surveillance créé suite à la Guerre Froide ( Echelon, le nom de la maquette est aussi celui d’un vaste programme d’écoute et de contrôle des communications, dissimulant les antennes dans des dômes géodésiques répartis sur la planète), comme image dans une vidéo 1619 d’où surgit une aurore boréale.

La sphère géodésique blanche est un des fils conducteurs de son travail et se retrouve dans nombreux de ses dispositifs. Cette sculpture, intitulée 525, et basée sur la division régulière des facettes d’un polyèdre, reprend les principes de construction des dômes géodésiques utilisés par l’architecte Richard Buckminster Fuller et fait ainsi écho aux modélisations d’objets par des structures filaires 3D. Si nombres d’artistes explorent ces nouvelles typologies de formes en jouant sur la lisière entre art et design, Laurent Grasso les envisage dans leur inscription au sein de l’environnement, dans une implication du scientifique et du politique à l’instar d’Echelon.

Chez Loris Greaud, on trouve également de nombreuses références au monde scientifique. L’exposition au Palais de Tokyo, Cellar Door, se présente elle aussi comme un dispositif. Toutes les pièces sont à envisager dans un ensemble, dans une cohérence qui tient de la gesamtkunstwerk, œuvre d’art totale, enjeu de la synesthésie : sons générés de manière aléatoire par un ingénieur technicien installé dans une « bulle-studio », système de néons orchestré par le même ingénieur, sachets de bonbons n’ayant de goût que celui que l’on y projette, cabines de cinéma, souffleries formant des couloirs d’air dans l’espace, paint-ball, cartels lumineux reprenant le livret d’un opéra. Le dispositif façon Greaud, dans les différents éléments mis en place, vise à constituer une sphère apparaissant presque autonome, dérive poétique d’un vaisseau-atelier où l’artiste orchestre les différents signaux et savoir-faire.

Au contraire, pour Laurent Grasso, le dispositif se construit au fil d’une rumeur. Rumeur dans la vidéo Projection où l’on voit un nuage envahissant les rues de Paris évoquant la possible panique liée aux émeutes de banlieues de l’époque. Rumeur sur l’espionnage autour du programme Echelon. Rumeur d’un sabotage dans vidéo 1619. C’est en effet en 1619 que Galilée aurait employé pour la première fois ce terme afin de désigner l’excitation lumineuse de particules provenant des vents solaires et rencontrant la magnétosphère terrestre. Par moments, l’obscurité du ciel se déchire pour laisser fuser une irisation de couleurs, spectacle fascinant que l’on ne peut admirer que sur les pôles et qui est ici reproduit artificiellement par l’artiste. Au tout début du 20ème siècle, un chercheur scientifique serbe, Nikola Tesla, avait le projet d’utiliser les ondes électro-magnétiques des aurores boréales via de gigantesques résonateurs à haute fréquence afin que l’on puisse disposer, depuis n’importe coin du globe, de ces sources d’énergie. Mais son invention échappait déjà au système capitaliste. Les investisseurs se retirèrent et le laboratoire fut dynamité. Comme pour nous rappeler que l’apparition merveilleuse des aurores boréales ne peut être complètement dissociée ni de son impossible exploitation énergétique ni de notre environnement politique, un dôme géodésique se tient dans les images de 1619.

C’est la rumeur, une fois identifiée, qui permet de séparer la notion d’environnement et celle de paysage. Pour Alain Corbin, il y a paysage à partir du moment où l’espace se livre dans une appréciation esthétique comme le propose au début la vidéo 1619. L’environnement, au contraire, se compose suivant un ensemble d’informations analysables, tel apparaît Echelon lorsqu’on fait le rapprochement entre le titre de l’œuvre et le programme de surveillance. Dans le jeu du dispositif, Laurent Grasso explore ainsi l’art du paysage mais pour mieux l’installer dans l’espace d’exposition, impliquer le spectateur, lui suggérer d’autres points de vue, organiser l’irruption de l’environnement. C’est peut être pour cela que la question de l’observatoire ne cesse d’accompagner son travail : dômes géodésiques mais aussi Projet 4 Brane, 2007, cabine de verres teintés dans lequel le spectateur peut se glisser et regarder sans être vu. L’observatoire, n’est-ce pas le point de vue attaché à la Terre depuis lequel le scientifique découvre l’espace, évalue les distances qui le séparent des phénomènes observés sans jamais bouger, à partir de mesures des propriétés de la lumière qui lui parvient de ces objets lointains ? De même, le point de vue que propose une œuvre de Laurent Grasso permet de rendre compte de notre environnement. Mais il ne s’agit pas de produire un travail de documentation, ni même de se réapproprier le réel ou une rumeur dans une critique de la société du spectacle, comme l’a fait Pierre Huyghe avec, entre autres, The Third Memory, 2000 (où l’artiste reconstitue le braquage d’une banque qui fit trembler les Etats-Unis dans les années 70 et qui donna jour à un film de Lumet). Au contraire, la mise en œuvre d’un dispositif fonctionne chez Grasso sur un système paysage/environnement, présence/absence, jour/nuit, où le réel fait irruption dans l’espace d’exposition et propose au spectateur l’observatoire depuis lequel penser notre rapport au monde.

Laurent Grasso est le lauréat du Prix Marcel Duchamp 2008

Laurent

Vue de l'exposition Time Dust à la Galerie valentin