La Marrade
La Marrade
LAAC, Dunkerque
18 octobre 2025 – 8 mars 2026
En 2014, selon un sondage publié dans Grazia, 70 % des Français déclaraient que les féministes « en font trop », ce qui nuit à l’image des femmes… Comprenez qu’elles parlent trop fort et n’auraient pas d’humour. C’est mal les connaître. Et c’est bien le propos de Camille Paulhan, la commissaire de cette exposition qui revendique le droit d’être sérieuse tout en se marrant ! Peu de manifestations se sont attaqué au sujet. En 2022, Fun feminism au Kunstumseum de Bâle avait réuni une quarantaine d’artistes de toutes générations confondues dans une atmosphère pop et colorée (peu d’écho dans les médias français, hélas !). Au LAAC de Dunkerque, on serait plus proche de L’Esprit français, exposition qui s’est tenue à la maison rouge en 2017. Plus de 200 œuvres, objets et archives sont rassemblés dans 4 alvéoles de ce musée à l’architecture rétrofuturiste (conçue par Jean Willerval à la fin des années 1970) et qui prend, sur le site des anciens chantiers navals, des allures de gymnase. Si on aimerait que l’exposition se poursuive jusqu’à #MeToo, il faut reconnaître à Camille Paulhan d’avoir circonscrit son sujet avec la méthode d’une chercheuse1. C’est la deuxième vague féministe dont il est question ici car à la fin des années 1960, le droit des femmes à disposer de leur corps s’accompagne d’un mouvement de libération sexuelle (« la gaudriole pour toutes » se souvient Benoîte Groult en 19982 !) et surtout de nouveaux modèles de société. Justement, la commissaire a pris soin de contextualiser son propos.
En guise de prologue, elle rappelle que le rire féminin a une histoire. D’un côté, une statuette grecque venue du Louvre soulève son peplos : c’est Baubô qui montre sa vulve à Déméter, désespérée par la perte de sa fille enlevée par Hadès, pour lui remonter le moral ! La déesse éclate alors d’un rire obscène et fait germer les blés gelés par l’hiver. De l’autre, le rire moqueur des gravures misogynes de Daumier qui caricaturent les bas-bleus avec un comique d’inversion dont les féministes feront leur miel au 20e siècle (« La mère est dans le feu de la composition, l’enfant est dans l’eau de la baignoire ! », Le Charivari, 1844). Les cloisons de bois teint en violet et les vitrines sont nombreuses dans cette première salle recouverte de grandes images d’archives des manifestations du MLF, et les dunkerquois·es sont au rendez-vous ce premier dimanche d’exposition, à tel point qu’il est difficile de saisir tous les registres d’information qui s’y déploient. Des slogans iconiques— « Une femme sans homme, c’est comme un poisson sans bicyclette » — se mêlent aux badges et aux revues militantes, tandis qu’apparaissent des manifestantes qui lavent leur linge sale en public (et non en famille) dans la fontaine de la Place du Châtelet pour protester contre le travail domestique invisible le 8 juin 1974. Avec le collectif des Insoumuses, le rire est subversif : arrêts sur image, boucles et cartons hérités du cinéma muet révèlent la relation masochiste de Françoise Giroud, secrétaire d’État à la Condition féminine, avec les « fiéffés misos » présentés par Bernard Pivot dans l’émission « l’Année de la femme » en 1975 (Maso et miso vont en bateau, 1976). Le plaisir du jeu de mot rivalise alors avec le comique de situation. Dans la seconde partie de l’espace, des ouvrages de littérature jeunesse et des bandes dessinées francophones tels que Mafalda, Mimi Cracra ou Agrippine témoignent des nouveaux modèles féminins qui recourent aux figures de l’enfant et l’ado (plus inoffensives que les personnages d’adultes ?) pour s’émanciper des règles de bonne conduite, des normes de beauté ou du mariage. Après cette importante mise en contexte, je me suis demandé où étaient les œuvres d’art tant promises par le dossier de presse… et ma patience a été récompensée.

Quelques mètres plus loin, la deuxième alvéole présente des œuvres qui s’attachent à détourner l’idéal de beauté féminine et en particulier la figure de la muse. L’accrochage, bien plus aéré, s’organise autour de l’installation d’ORLAN intitulée Se vendre sur les marchés en petits morceaux. En 1976, lors d’une performance réalisée sur un marché au Portugal, l’artiste met en vente des photographies représentant différentes parties de son corps dans une parodie de l’étal de boucher qui met à mal la fétichisation du corps féminin. Derrière elle, les Tortures volontaires d’Annette Messager (1982) occupent tout le mur du fond. Quatre-vingt-six photographies extraites de magazines féminins transforment les instruments de remodelage du corps en outils de torture (des bigoudis aux crèmes dépilatoires en passant par l’aspirateur de cellulite !). À côté de ces grands noms de l’art contemporain, on trouve des personnalités plus confidentielles, comme Evelyne Axell, peintre belge mise à l’honneur dans Les Amazones du Pop au MAMAC de Nice en 2020. Une toile retournée laisse apparaître, derrière le châssis multicolore, la silhouette d’une figure nue : Le Beaux Châssis (1967) est donc à prendre dans tous les sens du mot. Si peu d’artistes américaines sont présentes dans cette exposition (l’arrêt des prêts du Centre Pompidou a orienté la commissaire vers les collections particulières, notamment belges), il faut néanmoins souligner, dans un angle vitré du bâtiment, face au grand parc de sculptures, l’hilarante pièce sonore de Louise Lawler qui donne à 28 artistes masculins (de Vito Acconci à Lawrence Weiner) de véritables noms d’oiseaux, en transformant leur patronyme en cris de volatiles (Birdcalls, 1972 – 1981).
De la muse à la ménagère, il n’y a qu’un battement d’ailes, celui de l’ange du foyer qu’il faut prendre à la gorge (pour reprendre les mots de Virginia Woolf en 1931). Et c’est bien le projet de Martha Rosler dans Semiotics of the kitchen (1975), une vidéo bien connue dont je ne me lasse pas depuis mes premières années de fac. Dans une parodie des émissions culinaires télévisées, l’artiste établit un abécédaire des instruments à sa disposition, du tablier (« apron ») à l’équarisseur (« tenderizer »), autant de signes de la servitude domestique dont elle pourrait se servir comme armes de légitime défense. Au menu, un Michel Butor (butter) toasté (Butor Toast) par Denise Aubertin, jeu de mots que l’écrivain aurait certainement apprécié. À proximité, un monumental sac de nœuds (expression à prendre littéralement et dans tous les sens, puisque le nœud désigne aussi le pénis en argot) crochetée avec de la grosse ficelle par Raymonde Arcier en souvenir « d’une relation amoureuse insatisfaisante » – le nœud désignant autant la relation que le pénis de l’ex-compagnon.

Dans la dernière salle, un pavillon octogonal dissimule aux regards sensibles les œuvres les plus sulfureuses de l’exposition. Le spectacle commence avec la célèbre double-page d’Artforum (novembre 1974) dans laquelle Lynda Benglis pose nue, lunettes de soleil, le corps bronzé et huilé, avec un godmichet. Au-dessus, des armes en plastique dotées de sex toys emboutis dans le canon, « jouets éducatifs » d’Esther Ferrer issus de sa collection personnelle : deux manières de reprendre en main la situation. Sur le même mur, des photos d’enfants jouant entre des tubes gonflables aux formes phalliques (Phallus Mobilis). Cette installation que Lea Lublin réalise en 1969 à Santa Fé, en Argentine, n’est pas sans évoquer le potentiel sexuel (et comique) des Pénétrables de Soto initiés deux ans plus tôt. Des photographies en noir et blanc datées de 1973 montre une jeune femme blonde, faussement ingénue, déployant toutes les possibilités de savourer une banane de façon suggestive (une série qui a fait la renommée de Natalia LL à la Biennale de Paris 1975). Mais l’œuvre qui a connu le scandale le plus retentissant, au point d’être saisie par les forces de l’ordre en 1971, est celle de Margaret Harrison qui affuble le fondateur du magazine de charme Playboy du costume de Bunny Girl (He’s Only a Bunny Boy But He’s Quite Nice Really, 1971 – 2011), peinture volée que l’artiste recherche encore de nos jours.
On le voit : il n’existe pas un seul humour féminin, de l’ironie à la franche rigolade, en passant par l’autodérision (qui fait l’objet de la toute dernière section de l’exposition), le rire est une arme qui ne passe pas toujours par la moquerie. « Nous mourrons de n’être pas assez ridicules » écrit Liliane Kandel (alias Rose Prudence) dans la rubrique du « Sexisme ordinaire » des Temps Modernes en 1977. La même année, ORLAN vend à la FIAC, sans y avoir été invitée, « un VRAI baiser d’ARTISTE » pour 5 francs glissés dans la fente de son plastron (l’histoire de ne dit pas quel goût avait le french kiss) – une performance qui a valu à l’artiste son poste aux Beaux-Arts de Lyon. À Bruxelles, entre 1982 et 1988, Ria Pacquée se met en scène en bradant aux puces tous les souvenirs de l’homme qu’elle a aimé ou se présente en bourgeoise permanentée, un terrier sur ses genoux et une collection de portraits de yorkshires, bassets ou caniches pour seule compagnie. Avec Nu au Nutella (1996), Véronique Boudier se recouvre de pâte à tartiner en adoptant la pose de l’odalisque, figure grotesque jusqu’à l’écœurement, et nous dit, n’en déplaise à l‘imaginaire sexiste, que les femmes ne se mangent pas. Puisque le ridicule ne tue pas, on aurait aimé que l’idiotie prenne encore plus de place dans cette exposition à l’heure où l’esprit de sérieux est de bon aloi et où l’humour est de plus en plus sujet à caution. Quoi qu’il en soit, libérateur et contestataire, le rire est, pour reprendre Walter Benjamin, « le meilleur déclic pour la pensée ».

Head image : Vue de l’exposition « La Marrade », 18 octobre 2025 – 8 mars 2026, LAAC, Dunkerque. Commissariat : Camille Paulhan. VUES IN SITU © Cathy Christiaen, Ville de Dunkerque.
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- Du même auteur : Benoît Piéron, L’Anthologie de l’éternuement de Fred Ott. Flinch aux Moulins de Paillard, Alex Cecchetti au musée de Rochechouart, Stéphane Thidet, Benjamin Seror,
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