Kapwani Kiwanga
Cima Cima
Le Centre d’art contemporain d’Ivry – Le Crédac, 23.04-11.07.2021
L’artiste franco-canadienne Kapwani Kiwanga (née en 1978 à Hamilton, Ontario, Canada), dernière lauréate du prix Marcel Duchamp, s’empare des espaces du CREDAC, centre d’art contemporain d’Ivry-sur-Seine, pour y raconter, à la faveur d’archives dormantes ou méconnues, une histoire humaine à partir de la culture des plantes. Diplômée en anthropologie et en religions comparées de l’Université McGill de Montréal, Kapwani Kiwanga entreprend ensuite des études artistiques en entrant à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris en 2005, avant de poursuivre sa formation au Fresnoy – Studio national des arts contemporains.
Une forêt de lés de papier brut allant du sol au plafond, métaphore suffocante d’un champ de cannes à sucre1, plantation où la maîtrise de la nature se confondait avec celle des corps, envahit la totalité de la grande salle du CREDAC. Dans cette installation immersive où sont invités à circuler les visiteurs, le sentiment d’oppression gagne assez vite, la vision se brouille, les repères spatiaux sont presque inexistants. Une variation dans la longueur de chaque lé permet cependant de casser le rythme monotone de ce paysage symbolique. Certains donnent à voir, tatoués à même le papier, des machettes stylisées. L’idée principale de l’œuvre, dénommée Matières premières, est d’éprouver le champ de cannes à sucre.
La deuxième salle s’ouvre sur une suite de quatre sérigraphies, de prime abord blanches sur papier blanc, intitulée Lazarus, en référence au « taxon Lazare2 ». Ainsi peut-on deviner un marsupial australien, une tortue d’eau douce, un écureuil volant et un phasme géant. L’artiste évoque ici la question du camouflage lié à la survie, ainsi qu’une certaine idée de la résistance.
Le reste de l’espace est dévolu à l’évocation d’une rizière, dans laquelle pousse une variété de riz spéciale : l’Oryza glaberrima qui, d’après les récits oraux, aurait été ramenée depuis l’Afrique de l’Ouest dans les cheveux des femmes contraintes à l’émigration pour être réduites en esclavage. Cette variété de riz est cultivée au nord de l’Amérique du Sud grâce à leur savoir-faire. Le titre de l’exposition, « Cima Cima », est la réappropriation du mot espagnol cimarron3, qui désignait les esclaves fugitifs qui, une fois émancipés, se cachaient dans la montagne ou la forêt, dans des villages précaires pouvant être abandonnés à tout moment en cas de danger. L’agriculture était primordiale à leur survivance. C’est dans ce contexte que furent apprivoisées les plantes qu’ils ramenèrent avec eux depuis leur terre natale. Au mur, une grande tapisserie exécutée par l’artiste pour la Renaissance Society à Chicago, qui reprend un motif d’Afrique de l’Ouest, est parsemée de répliques en verre de grains de riz Oryza glaberrima.
Invitée par Kapwani Kiwanga, l’artiste Noémie Sauve, qui travaille à l’introduction de gestes plus proches d’une manière de vivre paysanne, présente trois dessins extraits de la série Motifs vivants, contenant chacun des graines de tomates non stérilisées. Quiconque acquiert une de ses œuvres a la possibilité d’en planter les graines, alors que leur commerce est interdit.
Avec ses murs tapissés de jaune, la salle suivante est dévolue à The Marias, la reproduction en fil d’acier et papiers colorés de la branche feuillue et de celle fleurie d’une même plante, la Caesalpinia pulcherrima, ou fleur de paon, très répandue en Amérique centrale et du Sud. Sa culture fut transmise par les autochtones aux esclaves, qui s’en servirent pour ses propriétés abortives – refusant de se reproduire dans un système où les femmes ne sont plus légalement propriétaires de leur corps. L’avortement est alors envisagé comme un acte politique, une façon de contrôler leur corps. La pièce fait aussi référence à une autre histoire des femmes. En Europe, dans la bourgeoisie de l’époque victorienne, on imposait aux femmes une occupation par les loisirs, telle la confection de fleurs ornementales en papier. L’œuvre s’attache enfin à l’histoire de la naturaliste et peintre Anna Maria Sybilla Merian (1647-1717), très connue pour ses illustrations botaniques et, surtout, de transformation de chenilles en papillons, qu’elle a exécutées au Suriname. Fait rarissime : elle avait fait le voyage au début du XVIIIème siècle avec sa fille en bas âge. The Marias interroge les différentes conditions féminines d’alors, ce que cela signifie d’être une femme à ces époques.
En se saisissant de la culture des plantes et de ce qu’elle dit de l’histoire humaine, Kapwani Kiwanga parle d’asservissement et de résistance, de migration – à travers celles du riz ou de la tomate –, à partir d’histoires en marge des narrations officielles. L’exposition « Cima Cima » pose la question de gestes délibérément cachés répondant à la survie, d’une résistance discrète, de la pratique d’une forme d’insoumission comme manière de vivre. L’histoire parallèle de la route des esclaves et de celle des plantes démontre l’extrême faculté d’adaptation des humains et des végétaux à tout nouvel environnement imposé. L’ambivalence des plantes chère à l’artiste – nourricières, curatives, mais aussi toxiques –, s’apparente après tout à celle des humains.
- La papier brut en lui aussi fabriqué à base de résine de fibre de canne à sucre.
- Expression désignant des espèces animales ou végétales que l’on a cru éteintes mais qui réapparaissent régulièrement.
- Littéralement, « vivant dans les cimes ». Le mot espagnol est lui-même emprunté aux Arawaks, chez qui il désignait un animal domestique retourné à la vie sauvage.
Image en une : Kapwani Kiwanga, The Marias, 2020. Installation avec peinture murale, deux plantes en papier sur socles personnalisés. ©Kapwani Kiwanga / Adagp, 2021. Photo : Marc Domage / le Crédac. Courtesy de l’artiste et Galerie Poggi, Paris
- Publié dans le numéro : 97
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- Du même auteur : Gianni Pettena au Crac Occitanie, Rafaela Lopez au Forum Meyrin, Banks Violette au BPS 22, Charleroi , Pierrick Sorin au Musée d’arts de Nantes, Yoshitoro Nara au Guggenheim de Bilbao,
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